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Entre 2007 et 2015, le chiffre d’affaires annuel réalisé par l’ensemble du secteur de l’édition a chuté de 8%, passant 2,894 milliards d’euros à 2,667 milliards d’euros.
Entre 2007 et 2015, le nombre de salariés du secteur est passé de 16 367 à 14 396 salariés, tandis que, dans le même temps, la production de nouveautés augmentait : on comptait 60 376 nouveautés et nouvelles éditions en 2007, contre 67.041 nouveautés et nouvelles éditions en 2015.
Cette recherche a été effectuée dans le cadre d’une convention conclue entre l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et le syndicat Force Ouvrière. Consacrée aux conditions et formes d’emploi des journalistes et travailleurs de l’édition, elle a été menée par Christophe Gauthier, Antoine Remond et Yoan Robin.
Selon la définition admise par le dictionnaire Larousse, le tâcheron désigne un « petit entrepreneur qui, souvent au XIXe siècle, travaillait le plus souvent à la tâche ». L’usage familier du mot est encore plus instructif : il désigne « une personne qui travaille beaucoup, à des tâches sans prestige, exigeant surtout de la régularité et de l’application ». Avec l’explosion du nombre de plate-formes de micro-travail dans le monde et le retour de la précarité et du chômage, chez les jeunes notamment, ce terme refait surface dans le vocabulaire de la sociologie du travail contemporaine.
Le régime des droits d’auteur est géré par l’Agessa (Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs). Ce régime s’adresse aux personnes qui exercent des activités littéraires et artistiques : écrivains, illustrateurs, cinéastes… Les droits d’auteur sont la contrepartie financière de l’exploitation du droit de reproduction de leurs œuvres (édition d’un texte, notamment). Ce statut est particulièrement avantageux pour l’employeur qui est assujetti à une contribution de 1%.
Le lien de subordination est l’un des trois éléments caractéristiques du contrat de travail avec la fourniture d’un travail et sa rémunération. La Cour de cassation a posé la définition du lien de subordination comme suit : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.» (Cass. soc., 13 novembre 1996). Cette définition est venue compenser l’absence de définition du lien de subordination par le Code du travail.
Alors que les correcteurs subissent depuis des années la raréfaction de l'offre de travail, leur condition s'est encore dégradée avec l'arrivée dans la profession d'auto-entrepreneurs. En marge du sacre de Leila Slimani, lauréate du prix Goncourt 2016, les correctrices de l'édition manifestent pour faire valoir leurs droits. (CC BY-SA Actualitté)
L'an prochain, le statut d'auto-entrepreneur fêtera ses dix ans. Gage de flexibilité pour les employeurs et les salariés, il conduit parfois à la précarité. Dans le petit monde du livre, correctrices et correcteurs sont de plus en plus nombreux à migrer vers ce statut, encouragés par les maisons d'édition. Faut-il en faire toute une histoire ?
Novembre 2008. Hervé Novelli lance en grande pompe un tout nouveau statut, offrant « à chacun la possibilité de bénéficier d’un gain de revenus supplémentaires ». À en croire le secrétaire d’État aux PME, le statut en question serait une puissante « arme anti-crise ». L’auto-entrepreneur est né : « Les salariés qui veulent un complément de revenu, les retraités qui veulent améliorer leur pension, les jeunes qui ont besoin d’un peu d’argent pour leurs études ou encore les chômeurs, pour qui il pourra s’agir d’une chance de rebondir. »
Huit ans plus tard, le 6 novembre 2016, devant le restaurant Drouant à Paris, bien connu du milieu littéraire parisien, germanopratin diront certains. Journalistes et cameramen se pressent aux vitres du célèbre établissement pour tenter d’apercevoir le jury d’un prix littéraire, en pleine délibération. En marge de la foule, un groupe de femmes attire l’attention. Lectrices-correctrices pour l’édition, elles dénoncent avec fracas l’utilisation abusive du statut d’auto-entrepreneur dont certaines d’entre elles sont victimes. Dans un secteur qui traverse une crise durable depuis le milieu des années 2000, elles seraient devenues la variable d’ajustement de leurs maisons lorsque les ventes sont en berne.
L'envers du décor
Elles représentent l’envers du décor de l’édition, doté habituellement d’un imaginaire glamour. Travailleuses de l’ombre, ces petites mains s’activent en coulisse pour que l’ouvrage que les lecteurs vont parcourir ne contienne aucun défaut susceptible de perturber leur expérience de lecture. L’œil acéré et l’esprit affûté, ces orfèvres de la langue française traquent chaque contresens, coquille, faute d’orthographe ou incohérence syntaxique contenue dans les copies remises à leurs éditeurs par les stars de la littérature, comme par les plus discrets auteurs de manuels scolaires. « Capitale de la douleur », « l’édition mérite une bonne correction »… Leur amour du bon mot ou de la formule-choc se devine à travers les slogans qui ornent leurs pancartes. Leur devise du jour ? « Non à l’uberisation de la profession ! ».
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De plus en plus de correcteurs traditionnellement salariés par leurs maisons sont incités à basculer vers l'auto-entrepreneuriat. (CC BY-SA Actualitté)
À l’heure actuelle, le milieu de l’édition emploie en tout et pour tout 716 « lecteurs-correcteurs », essentiellement des femmes, salariées à la tâche. Un chiffre très faible et qui n’a pas augmenté, malgré une production qui, elle, s’est accrue. Ces femmes craignent même que leur nombre soit amené à fondre dans les années qui viennent. « Nous vivions déjà dans la précarité, mais notre situation empire depuis 2009 », commente Sylvie (le prénom a été modifié).
Membre du collectif Correcteurs précaires à l’origine de la manifestation, Sylvie est lectrice-correctrice depuis plus de trente ans chez Gallimard. Elle se définit elle-même, pas peu fière, comme un « dinosaure » de la profession. La quinquagénaire appartient à une génération en voie de disparition, formée dans les écoles spécifiquement dédiées à ce savoir-faire historique, la correction.
Indispensables, mais toujours plus précaires
« Beaucoup de gens pensent qu’il suffit d’être bon en orthographe pour être correcteur, mais notre métier est bien plus riche que cela. Nous travaillons en étroite collaboration avec les auteurs, c’est une coopération permanente. » « Les correctrices m’ont accompagné pendant toute ma vie professionnelle », confirme Bernard Pivot, écrivain, journaliste et président de l’Académie Goncourt. « Elles sont les gardiennes de la qualité de la langue. Elles nous aident, non pas à atteindre un français parfait, car c’est impossible, mais à tendre vers cette perfection. »
Les correctrices nous aident à tendre vers la perfection de la langue
Comme toutes les correctrices « historiques » de la prestigieuse maison d’édition, Sylvie bénéficie depuis ses débuts du statut de Travailleur à Domicile (TAD). Cette condition très particulière, majoritairement liée à la profession, autorise Sylvie à avoir plusieurs employeurs, tout en la faisant bénéficier des avantages liés au salariat (mutuelle, droit au chômage et à la retraite, congés payés et 13e mois…). En contrepartie, Sylvie est rémunérée à la tâche, ou plutôt, dans ce cas précis, au manuscrit.
« Lorsque la maison nous confie le manuscrit d’un auteur, un calibrage a déjà été effectué pour déterminer le nombre de signes que nous aurons à corriger », explique-t-elle. Un atout pour les maisons, qui peuvent moduler les heures de travail de leurs salariées selon leur volume de production. Mais la méthode revêt trop d’incertitudes pour certaines correctrices.
« Tout le monde redoute les « périodes de creux » durant lesquelles une maison ne vous sollicite plus », commente Sylvie. Comme nous continuons malgré tout d’être salariées par l’éditeur, nous ne pouvons bénéficier d’indemnités de licenciement ou d’allocation chômage. » Ces « périodes de creux », Sylvie les a peu connues, car elle a pu compter pendant longtemps sur le lien de confiance réciproque qui l’unissait à la maison Gallimard. « J’ai bénéficié pendant longtemps d’un contrat d’exclusivité tacite. Rien n’était formalisé, mais mon éditeur me confiait des manuscrits tous les mois, et cela suffisait à m’assurer un temps plein. » Rien de mirobolant, cependant : durant les « bons » mois, le revenu net de Sylvie atteint environ 2 000 euros. Parisienne, elle se contente depuis des années d’un petit studio en location. « Je fais pourtant figure de privilégiée dans la profession », reconnaît-elle.
En marge du sacre de Leila Slimani, lauréate du prix Goncourt 2016, les correctrices de l'édition manifestent pour faire valoir leurs droits. (CC BY-SA Actualitté)
Selon une enquête réalisée par une équipe de chercheurs du Centre Études et Prospectives du Groupe Alpha, en 2015, 53,3% des TAD ayant répondu au questionnaire qui leur a été soumis auraient un revenu annuel inférieur à 15 000 euros. Et 70,6% d’entre eux se sont récemment retrouvés sans travail prévu. Si Sylvie a la chance de travailler avec une grande maison parisienne, beaucoup de ses collègues ont subi de plein fouet les effets de la crise dans le secteur, notamment dans les plus petites structures. « Il arrivait que plusieurs semaines se passent sans qu’aucun manuscrit ne leur soit confié », explique-t-elle. « Beaucoup de petites maisons ont dû réduire leurs effectifs ces dernières années. Certaines ont même renoncé à faire appel à des lecteurs-correcteurs et prennent elles-mêmes en charge la correction des manuscrits. ».
L’auto-entrepreneuriat, un coup de grâce
Depuis 2009, date de création du statut d’auto-entrepreneur, les « périodes de creux » sont devenues de plus en plus fréquentes pour les lecteurs-correcteurs les plus précaires. « On peut remercier Monsieur Sarkozy », commente ironiquement Sylvie. En effet, à la faveur de la création de ce régime, la profession a vu déferler les nouveaux entrants. « Auparavant, les correcteurs ne pouvaient être que des diplômés d’État, disposant d’une formation spécifique au métier et d’un statut défini par notre convention collective, explique-t-elle. Désormais, on voit arriver de plus en plus de professeurs de français à la retraite, d’étudiants en lettres … »
Alice (le prénom a été modifié), 31 ans, fait partie de ces nouveaux arrivés qui rompent avec les circuits traditionnels d’accès à la profession de correcteur. La jeune femme a découvert le secteur de l’édition pendant ses études de lettres, alors qu’elle cherchait un petit job d’appoint pour boucler les fins de mois. Le métier lui plaît immédiatement, mais il n’offre aucune perspective d’embauche. Après avoir enchaîné les stages pendant cinq ans, elle finit par accepter de travailler comme auto-entrepreneure pour une maison spécialisée dans les livres scolaires, tout en espérant que cette expérience constitue un « sas d’entrée » dans la maison.
Avant la création du statut, les correcteurs ne pouvaient être que des diplômés d’État.
Une stratégie qui sauve la jeune femme de l’inactivité, mais qui ne fait guère les affaires des correctrices salariées. « Beaucoup de ces nouveaux correcteurs auto-entrepreneurs proposent leurs tarifs, souvent bien plus bas que ceux fixés par la convention qui régit notre statut [environ 15 euros de l’heure, NDLR] », déplore Sylvie. Et même à tarif net égal, en dehors de l’absence de cotisations, les éditeurs qui le souhaitent peuvent réaliser de substantielles économies : là où un salaire leur coûterait plus de 2 500 euros pour une rémunération nette à 1 500 euros, elles peuvent imaginer ne débourser que les 1500 euros en paiement de facture de leur prestataire.
Danièle, correctrice dans la presse et l’édition, en a fait la douloureuse expérience. Il y a quelque temps, une maison spécialisée dans l’édition d’encyclopédies lui a demandé de corriger l’un de ses ouvrages. « Il s’agissait d’un travail sur facture, précise-t-elle, pour lequel la maison m’a proposé un tarif horaire identique à celui perçu par ses salariés. Comme j’aurais dû prendre toutes les charges à mes frais, j’ai logiquement exigé un tarif plus important. Mais je n’ai jamais été recontactée. J’imagine qu’elle a trouvé un autre indépendant qui, lui, a accepté. » En plus de devoir supporter l’ensemble des charges, et de voir reculer son revenu net, Danièle aurait dû également faire avec une protection sociale considérablement amoindrie : affiliés au Régime social des indépendants (RSI), les auto-entrepreneurs ne bénéficient plus de la couverture de l’assurance-chômage en cas de cessation d’activité.
La flexibilité avant tout
« Il ne s’agit en aucun cas de profiter des auto-entrepreneurs pour faire baisser nos coûts », affirme pourtant Caroline Robert, cheffe de fabrication aux éditions La Découverte. C’est elle qui chapeaute la réalisation des livres, du manuscrit à la copie définitive qui sera transmise à l’imprimerie. Sa maison a recours à trois lecteurs-correcteurs, salariés depuis plus de vingt ans. Si elle fait parfois appel à des auto-entrepreneurs, c’est uniquement quand ses correcteurs sont déjà mobilisés sur d’autres manuscrits et ne peuvent libérer du temps pour d’autres travaux de correction. « Cela reste de l’ordre de l’exceptionnel, affirme-t-elle, et uniquement parce que ce statut nous offre beaucoup plus de flexibilité dans la gestion de notre production. »
La flexibilité, un argument également défendu par Pauline Capitini, cheffe de fabrication pour Actes Sud. La prestigieuse maison parisienne, en plus de disposer d’un service interne de lecteurs-correcteurs, emploie quatre correcteurs en TAD. Pour la rentrée littéraire, elle a dû faire appel à un auto-entrepreneur pour pouvoir assurer la correction de tous les manuscrits. « Nous avions six romans français à publier, explique-t-elle. Lorsqu’autant de livres paraissent en même temps, nous faisons appel à quelqu’un d’extérieur. Cela reste occasionnel. »
Si les maisons d'édition véhiculent un imaginaire glamour, la précarité est souvent la norme pour leurs petites mains. (CC BY-SA Actualitté)
Mais pour Sarah Abdelnour, sociologue à l’Université Paris-Dauphine et auteure de l’ouvrage Moi, petite entreprise, la souplesse apportée par le dispositif ne suffit pas à justifier le recours de plus en plus systématique aux auto-entrepreneurs : la logique financière entre aussi – et surtout – en ligne de compte : « Le recours à l’auto-entrepreneuriat est d’abord un moyen, pour beaucoup d’entreprises, de contourner les contraintes des cotisations patronales et du salaire minimum », note-t-elle. « C’est en quelque sorte un retour aux « tâcherons » du XIXe siècle. Les entreprises externalisent les travaux qui ne sont pas rentables à l’intérieur du salariat. »
Le recours aux auto-entrepreneurs sert d’abord à contourner l’obligation d’un salaire minimal
Qui dit travail externalisé dit aussi profession atomisée : « En dehors de la flexibilité et du coût, une partie des avantages qu’ont les entreprises à recourir à des auto-entrepreneurs, c’est aussi d’être face à des individus qui ne sont pas organisés collectivement, poursuit-elle. Ce sont souvent des personnes qui ont recours à ce statut pour « dépanner », ou qui sont en début de carrière et qui, par conséquent, sont très peu exigeantes sur leurs conditions de travail ou de rémunération. Beaucoup sont également d’ex-chômeurs, qui sont très à distance de toute forme de revendication. Ils sont tout simplement soulagés et contents de trouver du travail. Ils peuvent même juger un peu durement les « gens qui se plaignent ». D’ailleurs, il n’est pas rare qu’ils aient un discours critique sur l’organisation collective, même si, au fond, ils préfèreraient être salariés. Ils sont juste résignés sur la possibilité de l’être. »
Cumul de statuts
Pour les plus précaires des correcteurs, le statut d’auto-entrepreneur est ainsi venu s’ajouter au millefeuille de statuts atypiques qui leur était déjà offert comme seule alternative à l’inactivité. Le nombre de TAD cumulant un double statut dépasse aujourd’hui 20%. Pour 36,4% d’entre eux, l’auto-entrepreneuriat est même devenu la source exclusive de revenus. Une situation que les correcteurs partagent désormais avec nombre de professions dites « fragiles ». De soutien occasionnel au pouvoir d’achat, le régime de l’auto-entrepreneuriat est ainsi devenu pour beaucoup le mécanisme d’accès principal à un travail rémunéré. « Quelques-uns vous diront que le statut d’auto-entrepreneur est un choix personnel, qu’ils y gagnent en liberté par exemple », commente Danièle. Mais dans les faits, 96,1% des TAD considèrent le statut d’auto-entrepreneur comme moins avantageux pour eux, toujours selon l’étude du Centre Études et Prospectives du Groupe Alpha.
« Lorsque vous parvenez à peine à vivre avec un tiers-temps ou un quart-temps dans la maison qui vous salarie, vous êtes dans une telle incertitude sur votre avenir que vous ne pouvez pas vous permettre de dire ‘non’ à une maison qui vous propose une facturation plutôt que de vous rémunérer en heures supplémentaires », commente Danièle. Autrefois salariée à plein temps pour un éditeur, Danièle doit désormais jongler avec quatre statuts différents pour parvenir à gagner sa vie. Salariée par une maison d’édition qui lui assure seulement un quart-temps, elle perçoit également des droits d’auteur pour des tâches de « rewriting » confiées par une autre maison, a recours au portage salarial pour une troisième, et accepte ponctuellement des tâches de correction comme auto-entrepreneure.
« Théoriquement, ce statut devrait nous permettre de discuter du tarif avec les éditeurs, explique Danièle, mais comme la concurrence est très forte, la négociation est biaisée d’office » . Que reste-t-il dès lors des avantages à opter pour le statut d’auto-entrepreneur ? Une liberté dont peu déclarent jouir au quotidien.
« Du jour au lendemain, on nous a poussé vers l’indépendance, sans nous demander notre avis », déplore Guillaume, correcteur dans la presse et l’édition. « Au début, ça ne concernait pas grand monde, mais notre profession est en train de basculer progressivement du salariat vers l’auto-entrepreneuriat. » Leur crainte ? Que l’auto-entrepreneur bradant les tarifs devienne la norme. Un risque inhérent au statut et que l’Inspection générale des Finances et l’Inspection générale des Affaires Sociales pointaient déjà du doigt en 2013, quatre ans à peine après la mise en place du dispositif : leur rapport soulignait ainsi un risque élevé pour « des catégories fragiles » de salariés mais aussi pour « des salariés installés » à qui l’employeur peut proposer de recourir au statut d’auto-entrepreneur « par substitution au régime normal des heures supplémentaires. »
Notre profession est en train de basculer progressivement du salariat vers l’auto-entrepreneuriat.
Si ce statut concentre aujourd’hui toutes les critiques de la profession, un autre passe régulièrement aux prud’hommes pour être requalifié : celui du paiement en droits d’auteur. Un correcteur n’étant pas créateur, il ne devrait théoriquement pas pouvoir être rémunéré sous ce statut. Aux prud’hommes, les maisons peuvent donc sortir perdantes. En janvier dernier, l’édition juridique Berger-Levrault a été condamnée pour avoir rémunéré en droits d’auteur l’un de ses correcteurs. Celui-ci a obtenu une requalification de son contrat en CDI.
Lorsqu’il s’agit de recours abusif à de l’auto-entrepreneuriat, l’affaire se complique. « Il faut que le plaignant parvienne à démontrer l’existence d’un lien de subordination juridique, afin de prouver que l’exercice en tant qu’indépendant relève du salariat dissimulé. Et c’est très complexe », commente Sylvie. À cette complication juridique s’ajoutent la lenteur des procédures et leur coût. Deux inconvénients qui, selon la sociologue Sarah Abdelnour, découragent nombre d’auto-entrepreneurs pourtant désireux de faire valoir leurs droits. Résultat : un nombre d’affaires portées devant la juridiction encore faible, et très peu de demandes de requalification ayant abouti.
L’espoir renaît pourtant pour la profession. Après deux ans de débats houleux avec le Syndicat National de l’Édition, les syndicats de correcteurs ont obtenu le 26 octobre dernier la reprise des discussions concernant la réforme de l’Annexe IV de la Convention nationale de l’édition, qui fixe le statut des TAD. Selon le site Actualitté, employeurs et salariés discutent notamment d’une clause relative à la baisse d’activité, qui permettra de « limiter les pertes de salaire pour les travailleurs à domicile ». Un entretien annuel entre employeurs et TAD pourrait également être mis en place afin « d’évoquer la formation, le temps de travail, la variation d’activité ou encore la disponibilité du correcteur. » Si Danièle et Sylvie jugent que cette réforme va dans le bon sens, elles craignent que cela ne suffise pas à endiguer définitivement le recours aux auto-entrepreneurs. « Il n’y a encore aucune garantie sur le choix du contrat par l’employeur, note Danièle. Si on lui laisse le choix, il continuera de privilégier les auto-entrepreneurs plutôt que de recourir à ses TAD. »
Les produits Made in China ont longtemps été perçus comme d'une qualité médiocre. (Illustration CC BY-SA Loozrboy)
Devenue l’atelier du monde en quelques décennies, la Chine veut aujourd'hui transformer son économie et miser sur l’innovation. L’arrivée en France des smartphones Xiaomi n’a donc rien d’anecdotique : voici venu le made in China 2.0.
Encore méconnu en France, le constructeur de téléphones chinois Xiaomi a officialisé en cette fin mai son arrivée dans l’Hexagone. Aux consommateurs qui découvrent la marque, les médias expliquent qu’elle est souvent comparée à Apple, « pour le design de ses smartphones et la ressemblance de ses magasins physiques avec les célèbres Apple Store ». Née il y a moins de dix ans, Xiaomi s’étend aujourd’hui dans 75 pays et peut s’enorgueillir d’être le 4e vendeur mondial de téléphones portables.
Pour grignoter des parts de marché à Samsung, LG, Nokia ou Sony, l’entreprise basée à Pékin mise sur une politique tarifaire agressive qui lui vaut parfois d’être qualifiée de « low cost ». Malgré des prix peu élevés, le constructeur cherche à proposer des produits de qualité, fortement inspiré de la concurrence japonaise, américaine ou coréenne.
Montée en gamme
Xiaomi n’est pas un cas isolé au sein de l’empire du Milieu : le secteur technologique incarne une mutation profonde du pays, qualifié durant des décennies « d’atelier du monde » par les Occidentaux. Si une grande partie des marchandises manufacturées restent produites en Chine, elles ne sont désormais plus uniquement associées à de la camelote, à des produits bas de gamme ou à de la contrefaçon.
La crise économique de 2008 a porté un coup dur à l’économie chinoise. La baisse de la demande a sans surprise entraîné une chute des exportations, synonyme de ralentissement de la croissance. Pékin a alors observé sa dépendance vis-à-vis de ses partenaires commerciaux et accéléré un virage pour transformer son économie. En mai 2014, la revue Marketingtentait d’analyser ce qu’elle qualifie de « nouvelle et pacifique révolution culturelle ». Cette révolution, explique le mensuel, est centrée sur « un seul mot d’ordre : la qualité […] réclamée par une classe moyenne en plein essor, bien décidée à consommer plus et, surtout, mieux ».
Les consommateurs chinois veulent des meubles de qualité, des vêtements bien coupés, des aliments plus sains.
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Fondateur et dirigeant de « JD.com », un important site de e-commerce chinois, Liu Qiangdong assurait l’an passé aux Échos que « maintenant, les consommateurs chinois veulent des meubles de qualité, des vêtements bien coupés, des aliments plus sains ». De passage à Paris, il n’hésitait pas à vanter les marques françaises, qui « jouissent d’un immense succès dans les secteurs du luxe, du vin et des spiritueux, ainsi que des accessoires de mode ».
L’intérêt croissant pour les produits de luxe accompagne la hausse régulière du nombre de grandes fortunes en Chine. Depuis 2016, le pays compte le plus grand nombre de milliardaires à travers la planète, devant les États-Unis. Tout un symbole. Pour répondre à la demande de cette bourgeoisie ouverte sur le monde et à celle d’une classe moyenne en plein essor, les entreprises font évoluer leur production. Xiaomi n’hésite pas à s’inspirer d’Apple pour mieux la concurrencer. Autre fleuron de la tech chinoise, Huawei propose depuis quelques années des smartphones très haut de gamme. Certains se vendent près de 900 euros dans les magasins français, une vraie rupture avec l’époque où les appareils estampillés « made in China » étaient synonymes de finitions grossières et de performances en retrait.
Le président chinois Xi Jinping souhaite accompagner la conversion de l'économie et favoriser l'innovation. (Illustration CC BY Thierry Ehrmann)
Le grand chambardement
Illustré par le développement des grands noms locaux du numérique, le basculement de l’économie chinoise touche la société dans son ensemble. Après de longues années passées à afficher une insolente croissance à deux chiffres, la Chine a vu le niveau de vie de sa population grimper. « Entre 2005 et 2016, le salaire horaire moyen d’un ouvrier manufacturier chinois est passé de 1,2 à 3,6 dollars, soit une hausse de 300% », rappelait en février 2017 le site belge Express. À titre de comparaison, il s’agit d’un montant supérieur à celui des ouvriers « brésiliens, argentins et mexicains ».
L’augmentation des salaires rend la main d’oeuvre moins attractive : pour les investisseurs étrangers, réaliser des produits à bas coût dans les usines de Pékin, Shanghaï ou Canton devient moins rentable que dans les pays voisins, Inde et Bangladesh en tête. Les dirigeants du Parti communiste, conscients de cette situation, préfèrent alors miser sur l’innovation afin de conserver à l’avenir une croissance durable.
Pour donner corps à sa politique, le pouvoir chinois a lancé en 2015 un plan décennal ambitieux. Intitulé « made in China 2025 », il a été passé au crible par le « Portail de l’IE », spécialisé dans l’intelligence économique. Dans son analyse, il note que ce plan « vise à dynamiser le secteur industriel chinois. Pour cela, il s’appuie sur l’innovation, l’intégration des technologies de l’information, le renforcement d’une industrie plus respectueuse de l’environnement, une restructuration du secteur manufacturier et son internationalisation. » Très concret, ce programme liste « dix secteurs clés » censés incarner l’innovation chinoise dans les décennies à venir : « les machines-outils à commande numérique et les robots, les nouvelles technologies de l’information, les équipements aéronautiques, les équipements d’ingénierie océanique et les navires high-tech, les équipements ferroviaires, les véhicules aux énergies nouvelles, les nouveaux matériaux, la biomédecine, les machines agricoles ».
Bien décidée à faire entrer son économie dans une nouvelle dimension, la Chine peut compter sur des porte-étendards tels que Huawei ou Xiaomi. Au-delà des smartphones, elle prouve qu’elle a d’autres atouts dans sa poche et plus d’un tour dans son sac
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Après avoir réussi l’examen du certificat de capacité professionnelle et obtenu la carte professionnelle, le chauffeur de taxi doit, pour pouvoir exercer son activité, être titulaire d’une autorisation de stationnement (ADS) sur les places réservées aux taxis, communément appelée « licence de taxi » ou « plaque », soit exercer comme locataire ou salarié pour le compte d’un exploitant titulaire d’une ADS.
Le contrôle par les pouvoirs publics du nombre de taxis remonte au Front populaire : à la suite des accords signés en 1936 avec la profession mécontente de l’accroissement de la concurrence (déjà !), le gouvernement légifère et le numerus clausus est instauré par décret préfectoral faisant passer les taxis parisiens de 32 000 à 14 000. En 2006, soit soixante-dix ans plus tard, la capitale en comptait 15 300…
Introduit en France en 2014, UberPop était un service de mise en relation avec des chauffeurs non professionnels utilisant leur voiture personnelle. Alors qu’Uber avait été poursuivi devant plusieurs tribunaux français, la justice européenne avait estimé que la France et les autres pays de l’UE étaient parfaitement en droit de l’interdire.
La loi Thévenoud rend incessibles les licences acquises à partir de 2014. Désormais, les licences distribuées gratuitement par l’État sont valables cinq ans renouvelables. Seules les licences attribuées avant cette date peuvent être revendues.
« Comme les céréaliers de la Beauce mettent en avant les agriculteurs de montagne pour optimiser leurs profits, la famille Rousselet avance masquée derrière les petits artisans taxis. »
Pour certains chauffeurs de taxi, le compteur ne tourne plus assez. (Illustration CC By SA Claire Berthelemy)
Manque de taxi en circulation dans les grandes villes, difficultés des chauffeurs à joindre les deux bouts, les reproches faits au système actuel ne tarissent pas. Avec, en ligne de mire, le faible nombre de licences en circulation et la concurrence accrue des VTC. Deux facteurs que tentent de réguler les pouvoirs publics, sans succès, depuis 2008.
Depuis huit ans, Milan roule nuit et jour dans Paris, à la recherche de clients qui ont besoin d’un taxi. « C’est un très beau métier, chaque course est une aventure différente et vous rencontrez des gens de toutes couleurs, de toute éducation », le fringant chauffeur ne manque pas d’éloge sur son quotidien. Pourtant, même s’il est libre dans la gestion de ses horaires et « jamais fauché parce que vous pouvez toujours faire un client pour vous acheter une baguette de pain », il ne décolère pas.
Contrairement aux artisans taxi, propriétaires de leur véhicule et de leur licence de circulation, Milan est chauffeur-locataire et verse, tous les mois, une coquette somme à l’entreprise qui lui loue plaque et véhicule. « Vous partez, vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros. Vous devez les faire tous les jours pour être à 0 avant même de penser au gasoil, aux charges sociales puis à votre famille, c’est très difficile d’y arriver. » Mais la société de location, qui possède un ensemble de licences, n’est pas le seul objet de son ire.
Vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros.
Depuis la fin des années 2000 et l’arrivée des plateformes comme Uber, Milan sent que la concurrence est rude. Si les chauffeurs de taxi, dont le nombre est limité par celui des licences en circulation, ne sont pas assez nombreux pour répondre à l’offre et ont bénéficié pendant des années d’un certain monopole, les VTC peuvent tout à fait satisfaire la demande. La montée en charge de ces applications et les législations successives ont effrayé les traditionnels chauffeurs-locataires, jusqu’à leur faire atteindre un point de non-retour au milieu de l’année 2015.
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C’était un jeudi, le 25 juin 2015. Deux jours après un vain message d’apaisement de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, à l’Assemblée. Dans la guerre qui oppose les chauffeurs de taxi aux VTC, cette journée de blocage a marqué tous les esprits et fait figure de paroxysme : c’est UberPop, le service d’Uber, qui a allumé le feu. L’entreprise permet au moindre quidam non professionnel de proposer à la vente les places libres de son véhicule. Derrière, les chauffeurs-locataires, comme Milan, et les artisans taxis, fulminent et s’attaquent (physiquement) au symbole Uber, quel qu’il soit. De leur côté, les chauffeurs VTC, dans leurs berlines sombres, invitent les clients à monter à l’avant de la voiture ou les déposent loin du tarmac à Roissy pour éviter le caillassage en règle de leur voiture. À Paris, Porte Maillot, les voitures des VTC sont retournées, tortues sur le dos à l’entrée du périph’. À Marseille, des tas de pneus brûlent, diffusant dans l’air une odeur âcre et une épaisse fumée noire. Et ici ou là, les chauffeurs en viennent aux mains.
Dans une lutte qui s’était déroulée jusqu’à présent dans le calme (et dans les couloirs feutrés de l’Assemblée), les esprits s’échauffent, les chauffeurs craquent. Les dernières lois ne leur sont pas favorables, la concurrence les fragilise, tout concorde pour leur faire perdre patience. Ils sont à l’affût du moindre mouvement sur la question des licences de circulation ou autorisation de stationnement (ADS). Distribuées au compte-goutte par la Préfecture et dépendantes du bon vouloir du ministère de l’Intérieur, garant de la sécurité routière, elles sont par exemple un peu plus de 17 000 à Paris. Un chiffre resté quasiment inchangé depuis…1937, date d’entrée en vigueur du numerus clausus dans la profession. À Paris, deux sociétés se partagent une très grande partie du « pactole » : G7-Taxis Bleus et Alpha taxi ou GESCOP (2 500 chauffeurs environ, sociétaires de l’entreprise). En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années, le temps que leur place sur la liste d’attente de la Préfecture de Paris leur permettre d’obtenir une licence, et de devenir enfin vraiment indépendant.
17 924 Le nombre de licences autorisées sur le marché des taxis parisiens en 2018Partager sur twitter
Préfecture de Police de Paris
Au coeur d’un marché régulé, le numerus clausus catalyse toutes les colères. Et pousse à la spéculation : derrière la rareté de l’offre de licences en circulation somnole un marché, noir jusqu’en 1995, puis légalisé par Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Les licences représentent un véritable investissement pour les chauffeurs, qu’ils la vendent après l’avoir obtenue gratuitement par la Préfecture ou qu’ils l’aient achetée puis revendue bien plus chère. C’est aussi une rente pour les sociétés de location de licences qui en détiennent des centaines, en grande majorité rentabilisées.
Alors quand en 2014, un an auparavant, le député Thomas Thévenoud, nommé médiateur auprès des taxis, propose de mettre fin au marché de revente à Paris, Toulouse, Lyon, Marseille ou encore Nice, c’en est trop. Loin de l’ambiance bon enfant des manifestations saucisses-merguez de la Place de la République à Paris, les chauffeurs de taxi réclament en ce mois de juin 2015 une meilleure régulation de leur profession. Parmi eux, les chauffeurs locataires, qui pour la plupart figurent sur une liste d’attente pour récupérer une licence, comprennent très vite qu’avec la loi tout juste promulguée, c’était terminé.
L’État tente depuis trois quinquennats de jouer son rôle d’arbitre en introduisant au compte-goutte des mesures visant à ouvrir le marché à la concurrence, en vain. (Illustration : CC BY-SA Vladimer Shioshvili)
La bataille contre UberPop ? Un symbole. Irrités par la rétention de licences depuis des années, les chauffeurs-locataires s’en prennent à des VTC ayant surfé sur la pénurie de taxis dans la capitale. Sans doute ont-ils visé le mauvais ennemi. Ils tirent à boulets rouges au lieu de s’interroger sur les raisons du numerus clausus. Cela, Milan l’a découvert avec le temps. Il a désormais compris que l’accès aux précieuses licences constituait, pour lui et pour les autres chauffeurs-locataires parisiens, le nœud du problème.
Thévenoud, l'espoir déçu
Pour Milan et ses confrères bloqués dans le statut de locataire, un mince espoir avait pourtant surgi lorsque le gouvernement socialiste avait confié à Thomas Thévenoud, député socialiste de Saône-et-Loire, le soin de préparer un texte de loi ordonnant la concurrence entre taxis et VTC. Car l’ambition affichée par le député excède alors largement le conflit opposant Uber aux taxis. Dans le rapport préliminaire au texte de loi, il proclame clairement son intention de rééquilibrer les rapports entre les sociétés de taxis et leurs chauffeurs-locataires, au profit de ces derniers. « Les conditions d’exercice de leur profession par les chauffeurs de taxi, notamment les plus fragiles économiquement, doivent être améliorées », peut-on lire dans le rapport.
« L’attribution de licences gratuites doit être assainie pour profiter aux chauffeurs exerçant véritablement le métier de taxi plutôt qu’à des fins de spéculation », annonce ce même document. « Ces mesures permettraient de réduire fortement le temps d’attente des locataires avant l’obtention d’une autorisation de stationnement gratuite. » À l’époque, chacun y voit une déclaration de guerre aux sociétés telles que G7, dont le modèle économique repose précisément sur la rente détenue grâce à l’inflation du prix des plaques. Sauf que la solution choisie, in fine, dans le projet de loi, ne fait guère les affaires des chauffeurs-locataires. Elle met fin au système de revente parallèle des licences. Désormais, celles-ci seront seulement attribuées gratuitement par mairies/préfectures aux chauffeurs sur listes d’attente. Sur le papier, la réforme a tout pour séduire.
Et elle doit surtout permettre le basculement d’un système de licences cessibles et rares à un système de licences non cessibles et nombreuses. Sauf qu’elle crée en même temps une nouvelle inégalité entre les détenteurs d’une licence encore cessible (tous ceux ayant acquis leur licence avant 2014), et ceux qui l’acquéreront après 2014.
Pour Milan et ses collègues encore locataires, c’est la douche froide. Nouveaux acquéreurs potentiels, attendant depuis plusieurs années d’accéder au Graal – la licence – ils se sentent spoliés. Milan, déjà proche de la retraite, envisageait l’acquisition de la licence comme la possibilité de se constituer une épargne pour ses vieux jours. Face à ce constat, les mesures mises en place pour améliorer son statut de locataire sont jugées « cosmétiques » et « hypocrites ».
Une fois de plus, la loi semble donc en tous points satisfaire les intérêts des propriétaires de licences, G7 et artisans taxis en tête. D’un côté, elle maintient leur rente constituée grâce à la spéculation sur les licences acquises avant 2014. De l’autre, elle instaure de nouvelles contraintes manifestement destinées à empêcher l’essor du marché des VTC et limite de facto la concurrence. Elle fixe notamment le quota de 250 heures de formation pour accéder à une licence VTC.
Longtemps en situation de monopole, les taxis se sont sentis menacés par l'apparition des plateformes. (Illustration CC By sa Claire Berthelemy)
Face à la violence des manifestations de juin 2015 , le gouvernement est contraint de légiférer à nouveau et de nommer un deuxième médiateur… Laurent Grandguillaume, député de Côte d’Or, est chargé d’apaiser les chauffeurs de taxi en légiférant dans leur sens.
Coup d'épée dans l'eau
Une mission prise au sérieux par le médiateur qui propose une série de mesures, dont l’interdiction aux chauffeurs VTC de transporter plusieurs personnes s’ils ne possèdent pas de licence « VTC ». Cette dernière nécessite de justifier de 12 mois d’activité. Sinon, retour à la case départ : le passage de l’examen fixé par la loi Thévenoud qui est extrêmement contraignant. Pour sauver les apparences, la loi doit cependant garantir une augmentation du nombre de taxis en circulation. Une manière de compenser la saignée annoncée chez les VTC, et de satisfaire les consommateurs, peu désireux de voir de nouveau diminuer l’offre de transport dans les grandes villes.
Là aussi, le rapport préalable à la loi Grandguillaume, rendu public le 26 février 2016, affichait de hautes ambitions. Pour remédier à la carence de licences en circulation, Laurent Grandguillaume propose le rachat, par l’État, des licences non utilisées par les chauffeurs de taxi. Ceux-ci, confrontés à la chute du prix des licences, hésitant à les revendre à perte. L’État leur garantit un « capital retraite basé sur la valeur d’acquisition de leur ADS (licence), tenant compte de l’inflation, en échange de leur retrait du marché ». En retour, pour chaque plaque retirée, une licence pourrait « être délivrée à titre gratuit ou louée pour une durée limitée » à un autre taxi.
Le rapport n’oublie pas les locataires puisqu’il propose de donner la priorité aux locataires et salariés des sociétés telles que G7 & co dans l’accès aux licences libérées par la création du fonds de garantie, ainsi que dans celles traditionnellement délivrées par les pouvoirs publics.
Alors, que s’est-il passé entre ce rapport et la constitution du projet de loi ? Car rien de tel ne figure dans la version définitive du texte. Ni le fonds de garantie, ni la facilitation de l’accès aux licences pour les locataires ne sont finalement votés. À demi mots, Laurent Grandguillaume, à qui nous avons posé la question, nous confie que les sociétés de taxi ne voulaient pas contribuer au financement du fonds de garantie, et ont poussé les syndicats contre le projet. « Du coup, le gouvernement a préféré ne rien faire », regrette-t-il.
Des alertes qui n'ont pas été écoutées
Pourtant, avant Thomas Thévenoud et Laurent Grandguillaume, un véritable mouvement d’ouverture à la concurrence et de régulation du secteur avait été entamé. Ainsi, en 2014, Thomas Thévenoud suit les préconisations du rapport Attali et la position affirmée de Michèle Alliot-Marie d’ouvrir à la concurrence. En 2008, sous la plume d’Emmanuel Macron, rapporteur adjoint, le rapport Attali enjoint à chambouler l’ensemble du secteur, jusque-là plutôt préservé et que se partagent quelques grosses sociétés telles que G7 (et Taxis bleus) et la GESCOP. Et d’ouvrir 8 000 licences supplémentaires pour absorber la demande, en distribuant une licence à tous les chauffeurs sur liste d’attente. Un véritable scandale pour les chauffeurs ayant acheté leur plaque au prix le plus fort. « Les chauffeurs de taxi ont fait grève à ce moment-là pour dénoncer l’augmentation du nombre de plaques à Paris, ils voulaient protéger leurs licences », nous explique Milan qui ajoute : « Ils refusaient l’augmentation du volume de taxis, parce que les artisans avaient peur de voir chuter les prix. » Et, de fait, de perdre une partie de leur investissement, obtenu à grand renfort d’économies personnelles.
En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années (Illustration : CC BY Carlos ZGZ)
Dans la foulée du rapport Attali, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, le martèle, il faut ouvrir à la concurrence. Tout en préservant le puissant lobby des taxis, lequel est frontalement opposé à Jacques Attali par la figure de Rousselet fils, homme de fer de la G7. Après avoir vidé toute la proposition de sa substance – aidée par les sociétés de taxi donc -, MAM concède de maigres avancées le 28 avril 2008. Devant un parterre de chauffeurs et de journalistes, réunis pour l’ouverture du Congrès de la Fédération nationale des artisans taxis, la ministre déclare : « Je souhaite que le nombre de 20 000 taxis soit atteint d’ici 2012 [à Paris, NLDR], avec la mise en circulation de plus de 1 200 taxis dès la fin de 2008 ». Un mois après, un accord est signé avec les principaux représentants, préservant une organisation à la papa.
Mais la loi Novelli en remet une couche quelques mois après la publication du rapport Attali : il faut ouvrir à la concurrence et, surtout, encadrer légalement les VTC en leur dédiant un statut spécifique. Une hérésie pour les chauffeurs qui voient alors d’un mauvais oeil la légitimation par la loi d’une profession qui ne leur semble pas être la leur. « C’est un autre métier », confie Christian, chauffeur de taxi sociétaire, « même s’il y a un tronc commun ». Au chapitre de la loi Novelli, « transport de tourisme avec chauffeurs », il est ainsi précisé que la « grande remise » – c’est-à-dire le transport dans des voitures de luxe – aura pour voisine la « petite remise », à savoir les actuels VTC. Ces derniers, avec une simplicité déconcertante, pouvaient alors entamer leur activité : il suffisait de remplir une procédure d’immatriculation au registre des VTC et Roulez jeunesse ! À ceci près que ni les voitures ni les chauffeurs ne pouvaient « stationner sur la voie publique si elles n’ont pas fait l’objet d’une location préalable, ni être louées à la place ». Un coup de bambou pour les chauffeurs de taxi qui attendaient patiemment une autorisation de stationner et se voyaient dépassés par les progrès technologiques et l’essor des smartphones et autre dispositif de réservation dématérialisée, utilisés par des chauffeurs non limités en nombre.
De toutes ces batailles, c’est l’avortement du fameux Fonds de garantie promis par Laurent Grandguillaume que Milan a le plus de mal à digérer. Notamment parce qu’il lui aurait peut-être permis de sortir de ce statut de chauffeur-locataire. « Reprendre les licences non exploitées, c’est ce qu’il aurait fallu faire. Cela aurait enfin permis aux locataires de sortir de ce statut », se désole-t-il. Dans l’attente d’une législation (enfin) favorable aux chauffeurs-locataires, Milan continue de recevoir toutes les semaines des messages vocaux de la société qui lui loue sa licence l’incitant à rembourser la « dette » contractée auprès de la société au plus vite. Par « dette », il faut comprendre le cumul des forfaits de location non acquittés, lorsqu’il ne trouvait pas suffisamment de client pour remonter son compteur à 0. Fataliste, il a définitivement renoncé à l’idée qu’il pourrait, un jour, devenir indépendant
Sur les stores, certaines applications sont payantes, assurant une source de revenus aux développeurs. La majorité reste néanmoins gratuite, et se finance grâce à diverses fonctionnalités additionnelles proposées en suppléments. Leçons disponibles hors ligne, analyse détaillée des résultats d’apprentissage, déblocage de vidéos mettant en scène des locuteurs locaux… Il s’agit en général d’abonnements mensuels, accessibles pour quelques euros.
Créée en 1929, la méthode Assimil est devenue incontournable sur le marché. C’est elle qui a rendu célèbre la citation « My tailor is rich », présente dans le premier cours des leçons d’anglais. Aujourd’hui, la méthode est déclinée dans une centaine de langues et selon la société, « 40 millions de personnes dans le monde ont appris ou apprennent une langue avec Assimil ».
La particularité de Reverso est de proposer des traductions à partir de mots et de phrases issus de textes officiels. L’utilisateur peut ainsi voir dans quel contexte il a été utilisé et choisir la meilleure traduction en fonction du message qui est le sien. Utilisé en complément d’autres outils de traduction, le site permet d’obtenir de très bons résultats.
Avec la généralisation progressive de l’informatique, d’Internet, puis des smartphones, l’apprentissage des langues a changé de visage. Porté par le développement des applications web et mobile, le numérique donne plus que jamais de la voix.
Le 1er juin, nous fêterons un premier anniversaire quelque peu… Particulier. Celui d’un discours, prononcé par Emmanuel Macron à l’occasion du retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. « Make our planet great again », lançait en anglais le président de la République – un tacle appuyé à son homologue américain Donald Trump. Une première également puisque jamais un chef d’État de la Ve République n’avait réalisé une allocution depuis l’Élysée dans une langue étrangère.
Ces images ont fait le tour du monde et des médias. En France, les observateurs ont retenu le culot du jeune président, mais ont aussi commenté en longueur le choix de s’adresser au public anglophone directement dans sa langue. Si abandonner quelques instants le français peut paraître assez anecdotique, il faut garder à l’esprit que dans l’Hexagone, les compétences linguistiques restent pour le moins limitées pour une grande partie de la population. Une étude de 2012, une des plus importantes jamais réalisée, classait en effet les lycéens français en fin de cortège à l’échelle continentale.
L’envie d’apprendre
Puisqu’un cursus scolaire suffit rarement à atteindre le bilinguisme ou un niveau suffisant pour s’exprimer couramment, de nombreuses méthodes ont été développées pour se perfectionner. Pendant des décennies, les cours particuliers et voyages linguistiques ont côtoyé les supports d’apprentissage écrits, comme la célèbre méthode Assimil. Décrocher un job, échanger avec des amis, découvrir une nouvelle culture… Peu importait l’objectif, la manière d’étudier variait peu.
Lorsqu’Internet a pointé le bout de son nez, l’apprentissage des langues a connu un coup d’accélérateur. D’abord grâce à la mise en ligne de nombreux cours et ressources en langues étrangères, mais aussi grâce à l’apparition de sites et applications dédiés. Depuis que les smartphones se sont généralisés dans nos poches et sacs à main, au début des années 2010, une multitude d’acteurs s’est engouffrée sur le marché de l’apprentissage. Babbel, Duolingo, Memrise, ces applications attirent des millions d’utilisateurs et permettent de se familiariser avec l’anglais, l’espagnol, mais aussi le russe, l’arabe ou le suédois.
Il y a énormément de personnes qui apprennent les langues étrangères, surtout dans les pays latins
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« C’est un marché énorme, il y a énormément de personnes qui apprennent les langues étrangères, surtout dans les pays latins », affirme dans un français parfait Luca Sadurny. Cet Italien de naissance, qui a cofondé les applications web et mobile MosaLingua, a observé l’explosion de l’offre. « Lorsque nous nous sommes lancés il y a huit ans, on comptait environ 200 000 applications sur l’App Store d’Apple, tous types confondus. Aujourd’hui, on en recense un peu plus de deux millions ! » Sur le segments des langues étrangères, il y a des « concurrents très corrects », assure l’entrepreneur, mais aussi un paquet « d’autres qui polluent les stores ».
Illustration CC BY Valery Kenski
Gratuites, payantes, avec ou sans publicité, dédiées à l’anglais, au chinois ou aux langues régionales, il en existe pour tous les goûts. Le reflet, à n’en pas douter, d’une demande de la part des usagers. Pour tenter de comprendre l’engouement autour de ces outils – une application comme Duolingo compte plus de 100 millions de téléchargements sur Google Play – le plus simple reste encore de se tourner vers les utilisateurs, chaque jour plus nombreux.
Picorer, varier et essayer
Pour rencontrer des internautes férus de langues, direction l’application Tandem. Sa particularité : mettre en relation des locuteurs du monde entier. Vous êtes Français et souhaitez vous initier au portugais ? Aucun problème, vous voilà mis en relation avec un interlocuteur brésilien désireux de progresser dans notre langue.
Ni une, ni deux, un profil est créé. Après avoir rempli une courte biographie, les premiers contacts se nouent. Cristine, une Brésilienne de 24 ans explique les raisons de sa présence sur Tandem. « J’ai étudié l’anglais pendant trois ans à l’école, mais je n’osais pas m’aventurer à l’oral », assure-t-elle. « Je rechignais à envoyer des documents audio ou à échanger au téléphone, mais les gens sur cette appli m’ont beaucoup poussée. Je sens que je progresse et cela m’aide à perdre ma timidité. »
Cristine estime par ailleurs que sa nationalité constitue un atout : « J’ai découvert que ma langue natale était très recherchée ici. De nombreuses personnes souhaitent parler portugais et je fais de mon mieux pour les aider. » En plus d’apprendre l’anglais, cette habitante de São Paulo se réjouit de pouvoir « rencontrer des amis, découvrir de nouvelles cultures et coutumes tous les jours ».
Les cours avec un professeur coûtent cher et les horaires ne sont pas toujours arrangeants
À peine plus âgée, Padma, 27 ans, multiplie elle aussi les échanges. Sa langue maternelle ? Le tamoul, comme plusieurs millions d’autres Indiens. À l’aise en anglais, elle cherche plutôt à progresser en français, en thaï ou en allemand. « En tant qu’étudiante à l’étranger, j’ai subi les contraintes quotidiennes dues à la barrière de la langue : communiquer avec les locaux, commander à manger, demander son chemin… » Pour remédier à ce problème, elle s’est tournée vers les applications mobile, gage de liberté. « Les cours avec un professeur coûtent cher et les horaires ne sont pas toujours arrangeants », indique cette utilisatrice très active.
Padma, comme Cristine, a expérimenté plusieurs applications. À l’instar d’autres utilisateurs, les deux jeunes femmes migrent de l’une à l’autre, une manière de varier les méthodes et de pas tomber dans la monotonie. Sal, lui non plus, ne se contente pas d’une seule appli. À la recherche de locuteurs maîtrisant le suédois ou l’anglais, il jongle entre l’italien et l’espagnol sans problèmeS. Lorsqu’il s’attaque à une nouvelle langue, ce barbu de 26 ans préfère pourtant « commencer avec un livre de grammaire ». Les supports imprimés permettent, assure-t-il, de mieux appréhender les bases. Une fois à l’aise, il se dirige vers les outils numériques, et notamment Duolingo. « Sur les applications, on n’a pas peur de s’exprimer ni de faire des fautes, car les gens savent que nous sommes en plein apprentissage, mais Tandem, par exemple, n’est pas idéal pour ceux qui débutent : il faut déjà un certain niveau avant de pouvoir tenir une conversation. »
Illustration CC BY Valery Kenski
Dans le discours de ces apprenants, on n’observe rarement une opposition entre les méthodes qui font appel au numérique et celles, plus traditionnelles, qui existaient jusqu’alors. Migrer de Babbel à Memrize ne signifie pas forcément que l’on se passe des dictionnaires, des romans en langue étrangère ou des cours particuliers avec un professeur de langues. La complémentarité semble le mot d’ordre, surtout quand une majorité des outils à disposition sont gratuits.
Discours de la méthode
Malgré leur très grand nombre, les applications dédiées aux langues étrangères ne s’avèrent pas si différentes. Le plus souvent, elles partagent un socle commun, agrémenté de fonctionnalités complémentaires. Les leaders du secteur s’appuient sur deux systèmes d’apprentissages majeurs : le SRS et les flash cards.
Le SRS. Il s’agit d’un acronyme désignant le spaced repetitition system, ou système de répétition espacé. Comme son nom l’indique, il consiste à solliciter notre mémoire à intervalles réguliers, à l’aide de rappels automatiques. Concrètement, une fois une leçon terminée, l’application anticipe le fait que vous allez oublier certaines notions. Elle vous concocte alors des sessions de révisions lors des jours et semaines qui suivent. Confronté à nouveau aux mêmes mots de vocabulaires et aux mêmes expressions, le cerveau développe ses facultés de mémorisation. Au fil du temps, les sessions de révisions s’espacent, considérant comme acquises les leçons abordées par le passé.
Les flash cards. Cette autre méthode se base sur des « cartes mémoire » pour retenir des mots ou des concepts. Pour vous aider à retenir le mot « dromadaire », l’application va par exemple l’associer à une photo de l’animal. S’appuyant sur les associations d’idées, les flash cards rappellent par leur approche les moyens mnémotechniques.
MosaLingua, comme une bonne partie de ses concurrents, a recours à ces deux systèmes, « une base » sur laquelle Luca Sadurny et son associé ont créé leur « propre méthode ». Signe distinctif, « elle mixe notamment des éléments qui viennent de la psychologie. » Pour développer leur application, les deux comparses ont tenté de tirer profit des potentialités offertes par le numérique, la personnalisation notamment. Plutôt que de proposer une méthode identique pour chacun, ils ont souhaité cibler au mieux le profil et les attentes des clients.
Sur le fond comme sur la forme, l’appli pensée par le duo fait écho à leur expérience et leur ressenti en tant qu’élèves. « Quand j’ai appris le français il y a dix ans, je m’y suis pris un peu au hasard », confie le polyglotte italien. Pour structurer les apprentissages, il a réfléchi à un service sur-mesure pour l’utilisateur. La machine « construit un programme d’apprentissage personnalisé : au début, il y a un petit test de niveau, mais surtout des questions autour du temps que l’on peut consacrer, du contexte dans lequel on souhaite utiliser nos connaissances ». Pour parvenir à fidéliser les utilisateurs et développer leur assiduité, les différentes applications créées sous le nom de MosaLingua se transforment en « petits profs », cherchant à susciter motivation et engagement.
Rien de mieux qu’un système de récompenses pour encourager un utilisateur à revenir et multiplier ses efforts. Memrise, l’un des grands noms du secteur, s’est par exemple inspiré des jeux sur smartphone, où un classement quotidien met en valeur les participants assidus. Adapté aux langues, il s’agit ici de gagner des points en validant une nouvelle leçon ou en répondant sans effectuer la moindre faute lors d’une séance de révisions. Vous pouvez d’ailleurs ajouter vos amis sur l’application et ainsi comparer vos scores respectifs.
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Évolutions sans révolutions
Gratuits ou peu onéreux, faciles d’utilisation et assez ludiques, les outils d’apprentissage en ligne gagnent en popularité. Ils n’ont pour autant pas bouleversé totalement un marché où subsistent des acteurs historiques. Bien qu’innovantes, ces méthodes numériques ne permettent en effet pas d’obtenir des résultats radicalement différents par rapport aux cours particuliers, aux livres et autres CD.
Forte d’une réputation bientôt centenaire, l’incontournable méthode Assimil continue d’accompagner les étudiants en langue, et ce, malgré l’essor de Babbel et consorts. Directeur marketing de l’entreprise, Nicolas Ragonneau rappelle que « dès le début de son histoire, à la toute fin des années 1920, le créateur d’Assimil Alphonse Chérel avait réfléchi à la manière de compléter les livres qu’il éditait avec des contenus audio. Un partenariat avec une radio a notamment été noué, puis on écoutait des disques. Très tôt, la méthode a aussi associé un vinyle au livre. » De par sa volonté d’innover, la société française « était un peu le Babbel de l’époque », ironise celui qui assure également le développement éditorial. Il souligne au passage qu’au fil des époques, « il y a eu une évolution des supports, avec la bande magnétique, le CD puis le fichier MP3 ». L’évolution la plus récente ? Une application pour Android et iOS, lancée en janvier dernier et qui offre à la méthode une nouvelle déclinaison, en complément de ses supports traditionnels.
Quand j’entends le message : ‘il faut abandonner le papier’, c’est à mon sens une erreur considérable. Aujourd’hui, l’enjeu est de proposer une offre complémentaire.
Pour Assimil et les autres maisons d’édition spécialisées dans les langues, l’arrivée d’Internet, des smartphones et d’une foule de nouveaux acteurs constitue un défi de taille. « Nous devons réfléchir à de nouvelles manières d’accéder à l’audio », estime Nicolas Ragonneau. « J’ai aussi souhaité que l’audio soit accessible à un certain nombre de plateformes de streaming, ce qui n’est pas évident sur le plan juridique. Pour nous, c’est une façon d’adapter l’offre et de se tourner vers le digital, il s’agit de se conformer aux usages et d’en prendre la mesure. » Au point d’en finir un jour le support papier ? « Assimil reste un éditeur de livres, nous travaillons étroitement avec des libraires qui sont de véritables partenaires, on ne doit pas se priver de ces nombreux points de vente. Quand j’entends le message : ‘il faut abandonner le papier’, c’est à mon sens une erreur considérable. Aujourd’hui, l’enjeu, est de proposer une offre complémentaire. »
De beaux jours devant lui
Dans un monde globalisé et de plus en plus connecté, l’apprentissage des langues semble promis à un bel avenir, tant dans le domaine économique, touristique que culturel. Encore récentes, les applications disposent d’une importante marge de progression. Une multitude de méthodes voient le jour pour apprendre l’anglais ou l’espagnol, mais un certain nombre de langues restent moins accessibles. « Progressivement, nous nous tournons vers des langues difficiles, ou que l’on pourrait qualifier de ‘lointaines’ par rapport à celles latines qui nous sont familières », explique Luca Sadurny, le papa de MosaLingua. « Nous avons notamment commencé à travailler sur le le chinois et le russe. Celle-ci, justement, nous demande un travail énorme. Les trois premiers mois sont essentiels pour savoir si vous irez plus loin dans cette langue. On a vraiment travaillé sur le début de l’apprentissage, avec un gros boulot d’adaptation. Lorsque l’on souhaite sortir une langue comme celle-là, cela nous prend beaucoup de temps. »
Illustration CC BY Valery Kenski
Partis à l’assaut de langues très différentes des nôtres (mandarin, hébreu, thaï…), les concepteurs d’applications pourraient d’ici quelques années se trouver démunis face aux progrès technologiques. En effet, les méthodes d’apprentissage ne sont pas les seuls à réaliser des progrès : la traduction fait des bonds en avant impressionnant, comme en témoignent les annonces de Microsoft, via son logiciel Skype. En 2015, la firme expérimentait « Skype translator », un outil intégré proposant une traduction automatique et en direct à des locuteurs ne parlant pas la même langue. Encore peu efficaces, les outils de ce type restent à perfectionner. Ils permettent néanmoins de se projeter dans ce qui pourrait ressembler au futur des télécommunications.
Outre la traduction automatique, déjà très efficace à l’écrit, Nicolas Ragonneau prédit un développement majeur de l’intelligence artificielle dans le secteur. « On a tendance à penser que seuls les salariés peu qualifiés vont être menacés par l’IA, mais avec le big data, celle-ci devient tout à fait apte à résoudre des énoncés techniques », lance-t-il. « Prenez l’anglais des affaires par exemple : avec un site comme Reverso, vous tapez quelques mots instantanément, il interroge une base de données de plus en plus complexe. Si vous avez plusieurs outils de ce type ainsi que Google Translate, vous pouvez vous en sortir. À la manière des continents qui ont été cartographiés au fur et à mesure, il en sera de même avec les langues. »
Un tel constat pourrait-il sonner le glas des méthodes imprimées traditionnelles et des cours particuliers ? Le représentant d’Assimil se montre prudent : « On observe beaucoup de nuances aujourd’hui dans les outils de traduction automatique, c’est impressionnant. Mais les machines auront, je pense, toujours du mal à transposer les expressions, les rimes… Assimil doit être l’entreprise qui permet d’explorer les ambiguïtés », résume-t-il. Sans boule de cristal, bien malin ceux qui pourront préjuger de l’avenir. « Si l’on relit mes propos dans 50 ans, on se dira peut-être que je m’étais complètement trompé. »
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Selon deux études publiées conjointement par le CNRS et le MNHN, un tiers des oiseaux a disparu des campagnes et principalement des milieux agricoles en 17 ans. Les espèces les plus concernées par cette disparition sont : le bruant ortolan, le moineau friquet, l’alouette des champs, le cochevis huppé, la fauvette grisette, la perdrix, la caille des blés et la tourterelle des bois.
À l’époque, cet ouvrage écrit par la biologiste et écologiste américaine Rachel Carson a été un vrai succès. En 2007, il a été classé parmi les 25 meilleurs ouvrages scientifiques de tous les temps par la publication américaine Discover Magazine.
L’étude a été publiée l’année dernière dans la revue scientifique Plos One. Les chercheurs ont collecté les données sur 63 réserves naturelles d’Allemagne depuis 1989. Là encore, les pratiques agricoles semblent être mises en cause par certains biologistes, même si le consensus scientifique est parfois difficile à atteindre.
En 2002, le psychologue américain Peter Kahn a défini le concept d’amnésie environnementale générationnelle. Celui-ci s’est inspiré d’une notion développée par l’écologue américain James R.Miller : l’extinction de l’expérience de nature qui explique que le fait de moins vivre au contact de la nature peut avoir un impact sur la prise en compte des risques qui la menacent.
C’est la question que se pose l’INRA depuis plus de dix ans. En 2005, plusieurs chercheurs ont estimé que « la valeur économique de l’activité pollinisatrice des insectes, essentiellement des abeilles, était de 153 milliards d’euros, soit 9,5 % en valeur de l’ensemble de la production alimentaire mondiale. »
L'ibis géant est un oiseau qui vit dans la péninsule indochinoise. Selon l'Union internationale de la conservation de la nature, c'est une espèce classée en danger critique d'extinction. (Illustration : Nouvelles archives du Muséum d'Histoire naturelle, 1878.)
Rares sont ceux qui continuent à le nier : la biodiversité de notre planète est menacée. C’est pour répondre à cette urgence que le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot présentera le 18 mai son nouveau « Plan biodiversité ». Benoît Fontaine, biologiste de la conservation au Muséum national d’Histoire naturelle, revient sur les menaces qui planent sur la biodiversité.
Pas une seule semaine ne passe sans qu’une étude ne vienne nous rappeler que telle espèce est en voie de disparition ou que telle autre a déjà disparu. Depuis une trentaine d’années déjà, les scientifiques alertent l’opinion publique et les décideurs politiques sur la « crise de la biodiversité » traversée par nos sociétés. Mais pour quels résultats et quelle prise de conscience ? Quelle est la place de l’individu face à une nature moins riche et diverse que par le passé ? En filigrane de ces interrogations se dessinent des questionnements plus profonds sur le rôle qui peut être le nôtre dans ces écosystèmes, et plus généralement sur Terre.
Biologiste de la conservation au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), Benoît Fontaine partage ces questionnements. Depuis plusieurs années, ce scientifique s’intéresse au suivi d’espèces communes et travaille avec des données collectées par des naturalistes. Il est l’un des chercheurs à avoir publié en mars dernier deux études très médiatisées sur la disparition des oiseaux en milieu agricole. Son travail a fait beaucoup de bruit chez les agriculteurs qui se sont sentis mis en cause par la corrélation entre la disparition de ces espèces et les pratiques agricoles intensives.
Avec son œil de spécialiste et en fin observateur de la nature, il revient sur les origines de la très inquiétante « sixième extinction ». Surtout, il décrypte pourquoi nous avons tant de mal à comprendre les menaces qui pèsent sur la biodiversité et le péril philosophique qu’elles engendrent dans nos sociétés.
Médias et chercheurs nous le rappellent régulièrement : l’Humanité traverse une crise d’extinction sans précédent. Quelle est sa particularité par rapport aux cinq autres ?
Dans l’histoire de la vie, il y a eu cinq grandes crises d’extinction. Ce sont des périodes de temps plus ou moins longues, pendant lesquelles le nombre d’espèces diminue de façon drastique. Elles ont pu être étudiées grâce aux fossiles, et la plus connue (la cinquième) est celle qui a provoqué la disparition des dinosaures. Aujourd’hui, nous vivons une sixième grande crise d’extinction, qui se distingue des précédentes pour deux raisons. D’une part, on se rend compte que même si son ampleur est similaire aux autres, la période de temps sur laquelle elle a lieu change radicalement. Avant, les crises se déroulaient sur des millions d’années, alors que là, ça se compte en décennies. D’autre part, les précédentes étaient dues à des phénomènes extérieurs, comme le climat, les chutes de météorites, etc. Quant à celle qui nous concerne, elle est due à l’une des espèces. Pour la première fois dans l’histoire de la vie, c’est l’une des espèces qui compose la biodiversité qui se retrouve responsable de la disparition du reste de la biodiversité. Et c’est l’Homme.
Quelle image le grand public perçoit-il de cette crise d’extinction et de la biodiversité en général ?
Tout le monde sait que les éléphants, les pandas et les baleines sont des espèces menacées, car elles sont médiatiques et médiatisées. Quand le dernier rhinocéros blanc du Nord meurt, on est tous au courant, car ça fait la une des journaux. Mais la biodiversité, ce n’est pas seulement les grandes espèces. C’est avant tout une dizaine de millions d’espèces dont la plupart n’ont jamais été décrites et ne sont même jamais passées sous les yeux d’un chercheur. Aujourd’hui, on a recensé deux millions d’espèces, mais en fait il y en a entre 5 et 15 millions. Ce sont des invertébrés, des crustacés, des insectes, des vers, etc. Eux aussi disparaissent comme les autres, mais comme on ne les connaît pas, c’est difficile de s’en rendre compte.
Le cerf du père David est une espèce de cervidé qui ne vit plus qu'en captivité. Selon la liste de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), c'est une espèce qui est éteinte à l'état sauvage. (Illustration : Josèphe Huët, Nouvelles archives du Muséum d'Histoire Naturelle, 1866.)
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En 2015, la journaliste américaine Elizabeth Kolbert a reçu le prix Pulitzer pour son ouvrage « La 6e extinction. Comment l’homme détruit la vie ». Avant elle, quels sont les ouvrages ou études qui ont marqué les esprits sur ce sujet ?
Vingt ans plus tôt, le paléontologue Richard Leakey avait publié « The sixth extinction » – un ouvrage qui a largement popularisé ce terme. Mais le livre fondateur qui nous a fait prendre conscience de ce phénomène est celui de la biologiste Rachel Carson, publié en 1962 et intitulé « Silent Spring ». Son enquête est à l’origine de l’interdiction du DDT, cet insecticide chimique utilisé dans l’agriculture américaine, car elle s’est rendu compte que ce produit posait de nombreux problèmes pour les oiseaux. Résultat, 50 ans plus tard, on a remplacé le DDT par d’autres pesticides et nous sommes toujours dans la même situation, car nous ne savons pas faire de l’agriculture à grande échelle sans ces produits. Chez nous, le printemps silencieux arrive à grands pas, nous sommes en train de transformer notre environnement en désert…
À chaque nouvelle publication, les gens s’indignent, les politiques réagissent, mais nous avons pourtant l’impression que la situation n’évolue en rien. Pourquoi cela ?
Comme pour le changement climatique, il existe une forme de scepticisme autour de ce sujet. Ces voix ne sont pas nombreuses, mais elles sont bien audibles. Ceci étant dit, la raison principale selon moi est que nous avons à faire à un phénomène graduel. On se dit parfois: « Tiens, avant il y avait plus d’hirondelles qui nichaient là, plus de papillons qui tournaient autour des lampes en été ou encore, quand je traversais la France en voiture pour partir en vacances, je devais régulièrement nettoyer mon pare-brise à cause des insectes écrasés, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui ». Ce phénomène passe généralement inaperçu, car on ne peut le ressentir qu’à l’échelle d’une vie. Une étude allemande a montré qu’on avait perdu trois quarts des insectes en 27 ans, ce qui est énorme. En presque trois décennies, on a du mal à percevoir la différence, mais imaginez que du jour au lendemain, tous ces insectes disparaissent d’un coup, ça ne vous ferait pas du tout le même effet !
Certains chercheurs estiment que le syndrome d’amnésie environnementale est aussi responsable du manque de prise de conscience des populations. Qu’en pensez-vous ?
C’est sûr qu’être coupé de la nature joue aussi un rôle. Se reconnecter à l’environnement permet aussi de prendre conscience de l’importance de la biodiversité et du fait qu’il faut la protéger. Vivre en ville, faire ses courses au supermarché, avoir nos loisirs dans les centres commerciaux… Tout cela ne facilite pas la prise de conscience.
La dernière raison, c’est qu’on ne ressent pas directement l’impact de ces extinctions sur nos vies, sur notre quotidien. Certaines choses nous touchent plus directement et ont des conséquences palpables. Au final, les gens se disent : « Il n’y a plus d’insectes, mais ça ne m’empêche pas de vivre », c’est pourquoi ils ne s’en préoccupent pas. Nicolas Hulot l’a bien dit quand il a commenté l’étude sur les oiseaux : « Je vais vous présenter un plan biodiversité dans les semaines qui viennent, mais très sincèrement, tout le monde s’en fiche, à part quelques-uns. »
Au final, les gens se disent : « Il n’y a plus d’insectes, mais ça ne m’empêche pas de vivre », c’est pourquoi ils ne s’en préoccupent pas.
Prenons l’exemple de la discussion à la Commission européenne il y a quelques mois à propos du glyphosate, c’était caricatural. On parle d’un poison dont on arrose nos campagnes, qu’on retrouve dans tout ce qu’on mange et qui tue tous les organismes vivants. Sachant cela, les ministres européens osent dire qu’on ne peut pas faire autrement, on marche sur la tête ! Il me semble que l’idée qui devrait sous-tendre ces discussions, c’est « nous sommes en train d’empoisonner la nature, la biodiversité, les citoyens, il n’y a pas d’autre choix que de trouver une solution alternative ». Or, sous la pression des lobbys de l’agriculture industrielle et des entreprises productrices de pesticides, on nous dit « on va continuer à faire comme cela, car on ne sait pas faire autrement ». On se trompe de postulat de départ.
Alors, est-ce qu’il existe selon vous un moyen pour faire évoluer les choses ?
Les lignes commencent à bouger à partir du moment où on touche à la santé des gens. Par exemple avec le combat de certains agriculteurs contre les pesticides : on sent que leurs voix portent. Ils ne se battent pas pour interdire les pesticides parce que c’est mauvais pour la biodiversité, mais parce que cela touche leur propre santé. C’est la même chose avec les abeilles : cet insecte est devenu médiatique, car il constitue le gagne-pain d’une profession, les apiculteurs, qui disparaîtra si les abeilles disparaissent. Le message qui est porté par les apiculteurs est qu’en tant qu’insectes pollinisateurs, les abeilles assurent une partie de notre alimentation. Elles nous permettent de nous nourrir et on y voit notre intérêt. Pourquoi tout le monde a-t’il entendu parler du problème des abeilles ? Parce que les apiculteurs ont fait entendre cette voix.
Ne doit-on pas nous réjouir d’observer cette question s’immiscer dans les médias et dans la société ?
Je suis mitigé sur cette question… C’est très bien que l’abeille domestique permette de parler du problème des pesticides et qu’on s’y attaque. Par contre, il ne faut pas que l’arbre cache la forêt : il existe environ 1 000 espèces d’abeilles sauvages en France, mais la plupart des gens ne connaissent que celle qui est domestiquée. Dire qu’on protège la biodiversité en mettant des ruches sur le toit d’une gare ou d’un opéra, c’est un peu comme s’il y avait une menace particulière sur les mammifères en général, et qu’on dise qu’il faut mettre plus de vaches dans nos champs… L’abeille dont on parle, comme la vache, est un animal domestique. Son déclin est un épiphénomène : il faut le percevoir comme un déclin global qui touche toute la biodiversité et pas seulement une espèce d’abeille.
L'âne sauvage de Somalie est une espèce qui est considérée comme en danger critique d'extinction par L'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Il en resterait seulement qu'un millier dans le monde, dont 200 en captivité. (Illustration : Nouvelles archives du Muséum d'Histoire naturelle. Paris : Masson et Cie, v. 7, 1871.)
Pour prendre conscience de cela, est-ce que vous pensez que nous manquons d’explications ?
C’est compliqué, car la question qui revient sans cesse, c’est : « Et alors ? Que va-t’il se passer si des espèces disparaissent ? » On est toujours embarrassé pour répondre, et il est difficile, voire impossible de prédire quelle sera la conséquence de la disparition de telle ou telle espèce. D’autant plus que la nature est très résiliente, et qu’on ne perçoit pas immédiatement les conséquences de ces disparitions.
Il y a deux types d’arguments. Tout d’abord, la biodiversité a une valeur intrinsèque. S’il n’y a plus d’abeilles, ou d’éléphants, ça m’embête juste parce qu’il n’y en a plus. Car il n’y aucune raison qu’on fasse disparaître des espèces, c’est une posture d’ordre philosophique. Cet argument, la société le comprend assez bien, mais il n’est pas très puissant pour faire bouger les choses, car il n’a pas d’autre impact qu’émotionnel. Les arguments utilitaristes, eux, ont plus de force : si l’on perd de la biodiversité, ça va nous enlever quelque chose dans nos vies, comme avec la pollinisation. Dans certains endroits, les problèmes de pollinisation ont d’ailleurs un impact très fort, comme dans certaines régions d’Asie où l’on pollinise à la main. Il y a eu des tentatives de chiffrer les pertes économiques dues aux pertes de biodiversité. Mais le risque de cette posture, c’est de penser que le progrès technique nous permettra de résoudre les problèmes causés par la perte de biodiversité.
« Et alors ? Que va-t’il se passer si des espèces disparaissent ? » On est toujours embarrassé pour répondre car il est impossible de prédire la conséquence de la disparition d’une espèce.
Depuis que les chercheurs alertent l’opinion publique, avez-vous remarqué des évolutions ? Y a-t-il des choses positives qui ont émergé ?
Ponctuellement, une espèce va mieux, car on a mis le doigt sur sa situation. Par exemple, le panda est une espèce qui n’est sans doute pas prête de s’éteindre. À coups de millions de yens, le gouvernement chinois fait tout pour préserver cette espèce emblématique. Pareil pour le condor de Californie qui a été surnommé le « million dollars bird ». Mais il est impossible de faire la même chose pour toutes les espèces ! Après, il y a peut-être d’autres moyens d’utiliser cet argent que de le mettre dans la protection d’une seule espèce. Peut-être serait-il plus efficace de faire du lobbying contre l’agriculture industrielle… Mais les mécènes qui ont financé ce sauvetage n’ont aucun intérêt à faire cela. Et dans ces cas particuliers, le succès dépend des financements, mais aussi de la volonté politique.
Finalement, à quoi cela sert-il de médiatiser tout cela ?
Je m’en voudrais de ne pas le faire. On vit une catastrophe écologique et on a parfois l’impression de crier dans le désert. Nous sommes dépositaires de savoirs, de données et c’est notre rôle d’en faire part aux décideurs politiques et aux citoyens. Car c’est de ces derniers que viendra aussi le changement, notamment grâce à leur manière de consommer et de voter. Il y a beaucoup de raisons d’être inquiet, mais aussi de se réjouir. L’essor du bio par exemple, qui n’est pas néfaste pour la biodiversité. Au niveau de la prise des consciences, les choses ont évolué, par contre dans les pratiques, notamment agricoles, cela prend du temps.
À coups de millions de yens, le gouvernement chinois fait tout pour préserver le panda. Mais il est impossible de faire la même chose pour toutes les espèces !
Je n’ai pas envie de penser cela, car sinon on n’a plus qu’à aller se coucher… On remarque que dès qu’on adopte des pratiques différentes, les oiseaux reviennent et les insectes aussi, mais il faut que ce soit généralisé. Je n’aime pas dire que c’est dramatique, car j’ai l’impression d’être le millième à le faire. Et puis cela ne sert à rien de culpabiliser les gens et de leur faire peur. Il faut plutôt montrer ce qui marche et ce qui fait évoluer les choses dans la bonne direction
En France, 1 204 sites industriels sont classés Seveso, du nom de la directive européenne Seveso. Celle-ci découle directement de l'accident qui a eu lieu en 1976, à Seveso, en Italie. (Illustration : CC BY KarinKarin2)
Seveso, AZF... Autant de catastrophes qui ont laissé un souvenir amer pour ceux qui les ont subies. Si ces accidents industriels ont marqué la mémoire collective et fait beaucoup de dégâts sur l'environnement et la santé, elles ont aussi fait évoluer les réglementations européennes en matière de risques industriels.
« Une marche pour la santé et la justice environnementale ». Partie le 2 mai de Fos-sur-Mer, la « Marche des cobayes » est organisée par une centaine d’associations afin d’alerter les pouvoirs publics sur les liens entre la pollution industrielle et la santé. Tout au long du parcours qui les mènera jusqu’à Bruxelles le 30 juin, les marcheurs feront halte dans des endroits emblématiques des scandales environnementaux : la semaine dernière, ils alertaient des conséquences de la pollution des sols aux métaux lourds à Marseille et de celles du stockage des boues-rouges à Bouc-Bel-Air. Ce 9 mai, ils sont à Saint-Auban et tirent la sonnette d’alarme : en plus d’avoir été dangereuse pour les travailleurs qui ont été exposés à l’amiante, l’usine chimique Arkema fait courir aux rivières voisines de lourds risques de pollution.
Que ce soit à Fos-sur-Mer, à Bouc-Bel-Air ou à Saint-Auban, les accidents ou les pollutions sur lesquels alertent les militants écologistes, ont souvent lieu sur des sites industriels dits « Seveso ». Cette appellation est celle d’une directive européenne de 1982 qui classe et réglemente les industries en fonction de leur dangerosité. Avant d’être le nom d’une réglementation communautaire, Seveso est celui d’une ville italienne qui a été le théâtre, il y a plus de quarante ans, d’une catastrophe industrielle aux conséquences dramatiques.
« Un nuage blanc et des animaux morts »
Le 10 juillet 1976, dans la banlieue de Milan, une explosion a lieu dans l’usine chimique Icmesa. Cette dernière fabrique du trichlorophénol, un herbicide proche de l’agent orange, utilisé par l’armée américaine au Vietnam. Le lendemain, un large nuage blanc de dioxine s’échappe de l’usine et se répand dans l’air, enclenchant un drame sanitaire. « Nous avons vu cette poudre blanche se déposer partout, et tout de suite après, les animaux ont commencé à mourir : les poules, les lapins, les chiens, les chats… », raconte un habitant de Seveso, dans un reportage diffusé le 5 août 1976 sur TF1. Quelques jours plus tard, des enfants souffrant de brûlures cutanées sont hospitalisés, tandis que les premiers habitants sont évacués de Seveso dix jours après l’accident. Au total, ils seront 15 000 à devoir quitter leur maison, et certains d’entre eux ne pourront plus jamais retourner dans leurs habitations, détruites pendant la décontamination.
Nous avons vu cette poudre blanche se déposer partout, et tout de suite après, les animaux ont commencé à mourir
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Devant le scandale et après avoir essayé d’étouffer l’affaire, Givaudan, le propriétaire suisse de l’usine est bien obligé de reconnaître la dangerosité du produit dégagé dans l’air. « Depuis, les conséquences de cet accident, loin de s’atténuer, semblent au contraire s’amplifier », relate Le Monde, un mois après l’accident. « La région est déclarée zone interdite, la population est évacuée, et les femmes enceintes qui auraient pu être contaminées sont autorisées à avorter. »Le Parisien dresse un bilan impressionnant de la catastrophe : « sept communes touchées dont quatre sévèrement, 358 hectares contaminés sur un total de 1 400 hectares sous surveillance, 77 000 têtes de bétail abattues, des récoltes brûlées et des activités agricoles interrompues… »
Emergence de la question environnementale en Europe
Les conséquences de la catastrophe Seveso ont frappé les esprits. Pour certains chercheurs, il s’agit d’un « accident technologique […] qui a marqué l’histoire de l’émergence de la question environnementale en Europe ». Et qui, surtout, a donné lieu à une prise de conscience : les risques industriels impliquant la production ou l’utilisation de produits toxiques existent bel et bien. La directive Seveso adoptée le 24 juin 1982 par les États membres – et remplacée deux ans plus tard par Seveso II – prévoit ainsi le recensement des sites industriels en fonction de leur dangerosité.
Seveso est un accident technologique qui a marqué l’histoire de l’émergence de la question environnementale en Europe
Le résultat de cette directive est aujourd’hui visible en France : en 2014, on recensait 1 204 établissements Seveso, dont 647 étaient classés « seuil haut » et présentaient un risque majeur, tandis que les 557 restants présentaient un risque important. Concrètement, les entreprises doivent prendre des mesures pour éviter les accidents et limiter leurs conséquences pour l’homme et l’environnement.
Malgré cette réglementation et tous les enseignements que les pouvoirs publics ont pu retenir de la catastrophe de Seveso, il est difficile de limiter le risque à zéro. L’explosion de l’usine AZF – pourtant, classée Seveso 2 – à Toulouse, le 21 septembre 2000, illustre bien cet état de fait. Là encore, cet accident a mis en avant, selon Actu-environnement, « les failles de la gestion industrielle en France ». Mais il a permis, lui aussi, de faire évoluer la législation. Deux ans après AZF, la troisième version de la directive Seveso relevait les seuils de plusieurs produits, dont celui du nitrate d’ammonium – composant qui avait provoqué l’explosion dans l’usine toulousaine.
Au-delà de simples mesures de sécurité et de protection, les ONG de la Marche des cobayes réclament quant à elles, la reconnaissance des « crimes industriels »
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