Adèle, de la précarité de l’auto-entrepreneuriat à la sécurité de la fonction publique
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Après Amandine, Luc, Axelle et Grégor, la série documentaire dont nous sommes partenaires, Les Petites gouttes, nous embarque à la rencontre d’Adèle, hier écrivaine et éditrice, aujourd’hui cheffe de projet à mi-temps dans la fonction publique. Pauline Antipot, la réalisatrice, raconte comment et pourquoi, un jour, Adèle a quitté sa vie de freelance pour retrouver un travail salarié.
Adèle semble avoir fait le chemin inverse des précédentes Petites gouttes. Elle apparaît sûre de son choix, non ?
Quand je l’ai rencontrée, ce qui m’a marquée, c’est sa sérénité : elle était sûre de ses choix, et elle savait où elle allait. De toutes les Petites gouttes rencontrées, c’était la plus posée. Elle sait pourquoi elle est là. Avant, Adèle était auto-entrepreneure et associée avec des amis dans une maison d’édition. Avec son compagnon, ils attendaient leur premier enfant. Elle a dû prendre une décision et se mettre à mi-temps. Mais dire “j’arrête à temps plein” n’était pas évident.
Pourquoi ce n’est pas évident ?
Elle a vécu le fait de ne pas aller jusqu’au bout de son projet d’édition comme un abandon. Elle faisait partie des mille premiers autoentrepreneurs lors de la mise en place du statut. Quand elle est sortie de ses études, elle ne voulait pas choisir entre édition et écriture et avait le sentiment que le statut de salarié ne lui laisserait pas ce choix-là. Elle a donc voulu tester celui d’auto-entrepreneur. Elle a fait ça dix ans, a testé le modèle et a pris du recul par rapport à ce qu’il promettait, aussi.
Et aujourd’hui, quel recul a-t-elle par rapport à son expérience en tant qu’auto-entrepreneur ?
Quand elle a découvert le salariat dans la fonction publique, elle a aussi découvert l’absence d’objectif de rentabilité, contrairement aux salariés du privé qui y sont constamment soumis. Aujourd’hui, sa fonction est de lutter contre l’illettrisme, ça n’a pas besoin d’être rentable. Quand elle était auto-entrepreneure, toutes les relations qu’elle avait aux autres étaient des relations marchandes, celles qu’entretiennent des clients avec leurs prestataires.
Dans le salariat, elle a découvert la bienveillance. Ses collègues la félicitent pour son travail, parce qu’il fait avancer la chose publique. Dans une relation de prestation, ça va de soi de bien travailler, parce que tu es payée pour ça. Mais cette bienveillance autour d’elle, c’est aussi dû à l’équipe à laquelle elle appartient. Ce n’est pas toujours aussi sain dans la fonction publique. En tout cas, elle n’a plus ce devoir de performance.
Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides
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Pourquoi a-t-elle quitté son précédent travail ?
Elle voulait trouver une stabilité : non seulement elle travaillait tout le temps, mais en plus elle ne gagnait pas assez pour subvenir aux besoins de sa famille. Ça a été un choc pour elle de découvrir cette précarité. Et puis, elle s’est aussi rendue compte qu’elle n’arrivait pas à profiter de sa famille le week-end parce qu’elle travaillait. Et d’un autre côté, elle ne travaillait pas correctement parce que sa famille était à ses côtés. Résultat, elle n’était épanouie dans aucune de ses vies, l’équilibre n’y était plus, sur aucun tableau.
Dans son parcours aussi, elle a vécu une période difficile : un client lui devait près de 15 000 euros et refusait de la payer. Elle a entamé une procédure et a obtenu gain de cause au bout de deux ans. Seulement, un client qui ne paye pas ces 15 000 euros, sur une année, c’est la moitié d’un chiffre d’affaires. Elle s’est sentie vulnérable. Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides: tout peut prendre des proportions énormes.
Son compagnon, enseignant, lui expliquait qu’il pouvait assumer la charge financière de la famille tout seul, mais elle voulait assumer aussi, payer le crédit et les impôts à la même hauteur que lui. Il y a une question de fierté et d’émancipation en tant que femme [à travers le travail, NDLR]. Mais quand elle est tombée enceinte, en tant qu’auto-entrepreneure, ça a mis un frein à sa carrière. Enceinte, elle n’a pas pu entretenir son réseau, même si elle a continué à travailler. Et quand le bébé est arrivé, elle pensait pouvoir tout gérer et continuer comme avant, elle programmait même des appels avec des clients pendant la sieste de son fils. Seulement, quand il se réveillait, il est arrivé qu’elle lui en veuille. Parce qu’elle n’avait pas eu le temps de terminer sa réunion téléphonique.
Donc il y avait l’aspect financier qui compliquait déjà les choses, mais à partir du moment où elle en a voulu à son fils d’exister, ça ne pouvait plus fonctionner.

Maman et entrepreneure, c’était quelque chose de compliqué ?
C’était presque impossible : il n’y a pas de congés maternité, pas de congés tout court, en fait, pas de chômage. Et si la facturation permet de faire rentrer davantage d’argent [que pour des salariés, NDLR], à plus long terme, être freelance est à la fois moins stable et moins bénéfique. Avec une visibilité à deux ou trois mois, elle ne pouvait rien anticiper, ni faire de projet à long terme.
Elle ne regrette pas son activité d’indépendante à temps plein ?
À aucun moment ! D’autant qu’elle avait perdu confiance. Quand elle a trouvé son poste de salariée, elle était trop diplômée pour la mission. Elle s’y est adaptée et est devenue efficace, à tel point qu’aujourd’hui, c’est elle qui crée les évolutions de son poste. Ça fait sens pour elle parce que quand elle a choisi de changer de statut, il s’agissait de pouvoir bénéficier de rentrées d’argent régulières, mais aussi d’avoir d’une sécurité psychologique : j’ai une mission à effectuer et je la maîtrise. Quand tu décides d’abandonner un projet dans lequel tu t’es donné à fond, tu en arrives à douter, à te demander ce qui a fait que ça n’a pas fonctionné. Heureusement, elle était bien entourée, par sa famille, par son compagnon. Mais il lui a fallu un temps de reconstruction, qu’elle a trouvé dans son poste dans la fonction publique : ses missions étaient simples, et elle a pu se dire qu’elle n’était pas bonne à rien. Et ce indépendamment de tout le travail qu’elle avait déjà abattu, des livres qu’elle avait écrit et de son affaire qui fonctionnait plutôt bien.
A-t-elle senti une différence entre son indépendance et le fait de travailler en entreprise ?
Même si elle n’avait pas une organisation du travail telle qu’on peut la trouver en entreprise, elle avait des clients, et ils sont parfois très exigeants. Avant, elle travaillait à 3000% sans voir où était le problème. Elle n’avait ni collègue ni supérieur hiérarchique, mais elle assumait seule les clients. Ce qu’elle découvre aujourd’hui dans le salariat, c’est que faire une pause avec ses collègues rend beaucoup plus efficace quand on reprend le travail.
Elle se trouve plus sereine sur tous les tableaux, notamment parce qu’elle ne fait aucune de ses missions à temps plein. Un certain nombre de détails du quotidien énerve ses collègues parce qu’elles y sont toute la semaine. Elle est moins énervée, moins tendue, grâce à sa soupape de sécurité.
Il fallait juste accepter de bifurquer
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À quel moment a-t-elle senti qu’il fallait qu’elle arrête ?
Un été, l’activité était ralentie, ce qui est souvent le cas pour les indépendants au mois d’août. L’année qui venait de s’écouler avait été particulièrement difficile d’un point de vue financier. Avec son compagnon, ils sont partis en vacance et elle a pu faire une coupure, celle qui permet de prendre du recul et de sortir la tête de l’eau. Son environnement a été un garde-fou. Quand elle a fait ce choix-là, elle était déterminée. Pour elle, il fallait juste accepter de bifurquer.
Adèle s’est enfin posée ?
Oui, elle a fait le choix de sécuriser son avenir. Ce choix de la sécurité s’explique par les dix années très précaires qu’elle a connues. D’autres Petites gouttes sont allées chercher autre chose, souvent à l’opposé de tout ce qu’ils avaient déjà connu dans le monde du travail.Amandine [qui est à présent céramiste, NDLR] s’est tournée vers l’auto-entreprise, Adèle fait l’inverse. Dans une conférence, Norbert Merjagnan évoque cette société du travaillisme, et la valeur que les individus attachent désormais au travail. Il évoque cette obligation d’épanouissement dans le travail qui marque nos société, tout le temps. Et tant qu’on ne déconstruira pas ces croyances là, on ne pourra sortir de cette société qui place le travail au centre de tout. Quand elle était auto-entrepreneure, Adèle obéissait à ce schéma-là. Mais quand elle a eu son fils, elle a eu d’autres projets.

C’est le point commun de toutes ces Petites gouttes, d’avoir pris conscience du poids du travail ?
Je ne suis pas certaine qu’ils en soient tous sortis, ni que ce soit un problème pour tous. Par exemple, Axelle, avec son association de protection des fonds marins, elle travaille énormément et pour l’instant, cette situation lui convient. Même si elle ressent le besoin de vacances… Adèle a mené une réflexion sur la manière dont elle pouvait équilibrer le temps passé sur son travail Aujourd’hui, elle prend le temps de promener son chien et d’aller chercher son fils à la garderie. Elle a retrouvé du temps, mais du temps serein, un temps où elle ne culpabilise plus de ne pas travailler.
Il est plus facile de prendre de la distance lorsqu’on est salarié
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Trouver ce temps, ce n’est pas plus simple à faire en tant qu’indépendant ?
Si j’en juge par mon expérience, je trouve que c’est plus difficile. Quand j’étais salariée, je parvenais à dire à mes supérieurs que j’avais trop de travail et que je manquais de temps. Mais c’était plus facile d’avoir cette distance-là pour moi, après dix ans d’expérience. Plus jeune, je n’en avais pas conscience. Malgré tout, c’est plus facile de prendre de la distance en étant salarié.
Et c’est une illusion de la start-up nation que de dire qu’être à son compte permet de choisir son rythme. Ce n’est pas vrai car en réalité, tu travailles beaucoup plus, tu es beaucoup plus précaire et tu ne sais pas de quoi demain sera fait. La visibilité peut être de deux mois !Et puis c’est pas toujours évident de rester raisonnable, de refuser de travailler sur des projets, surtout quand ils sont intéressants.
Est-ce que cette suractivité ne s’explique pas aussi par la passion d’Adèle pour son métier d’éditrice ?
On le définit comme étant une passion, mais une fois de plus, nous sommes dans une société du travaillisme. De mon côté, je suis intoxiquée, ou plutôt dans une phase de désintoxication, j’aimerais réussir à travailler moins, mais je n’y arrive pas. Je ne pense pas arrêter complètement de travailler, parce que j’aime ça, mais il faut rester vigilant et ne pas s’y perdre. Aujourd’hui, par exemple je suis dans une phase d’intermittence. Mais il faut quand même rester disponible : refuser une fois, puis deux ou trois, cela entraîne le risque de ne plus être appelée. Et refuser une mission parce que je veux aller prendre des cours de piano, par exemple, c’est impossible parce que mal vu. Déclarer vouloir travailler aux 4/5è, ce n’est pas audible non plus. Même si de plus en plus de gens aspirent à ça ! Et pas forcément pour travailler sur un autre projet, mais pour travailler moins. Le temps ne sert pas qu’à travailler mais aussi à faire autre chose !