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Petite, je voulais devenir journaliste. Adulte je le suis devenue. Entre temps, je me suis nourrie de lectures, d’écriture et de rencontres. Avec pour résultat, une affinité toute particulière pour les sujets sur le monde du travail et les injustices sociales au sens large.
Après avoir réussi l’examen du certificat de capacité professionnelle et obtenu la carte professionnelle, le chauffeur de taxi doit, pour pouvoir exercer son activité, être titulaire d’une autorisation de stationnement (ADS) sur les places réservées aux taxis, communément appelée « licence de taxi » ou « plaque », soit exercer comme locataire ou salarié pour le compte d’un exploitant titulaire d’une ADS.
Le contrôle par les pouvoirs publics du nombre de taxis remonte au Front populaire : à la suite des accords signés en 1936 avec la profession mécontente de l’accroissement de la concurrence (déjà !), le gouvernement légifère et le numerus clausus est instauré par décret préfectoral faisant passer les taxis parisiens de 32 000 à 14 000. En 2006, soit soixante-dix ans plus tard, la capitale en comptait 15 300…
Introduit en France en 2014, UberPop était un service de mise en relation avec des chauffeurs non professionnels utilisant leur voiture personnelle. Alors qu’Uber avait été poursuivi devant plusieurs tribunaux français, la justice européenne avait estimé que la France et les autres pays de l’UE étaient parfaitement en droit de l’interdire.
La loi Thévenoud rend incessibles les licences acquises à partir de 2014. Désormais, les licences distribuées gratuitement par l’État sont valables cinq ans renouvelables. Seules les licences attribuées avant cette date peuvent être revendues.
« Comme les céréaliers de la Beauce mettent en avant les agriculteurs de montagne pour optimiser leurs profits, la famille Rousselet avance masquée derrière les petits artisans taxis. »
Manque de taxi en circulation dans les grandes villes, difficultés des chauffeurs à joindre les deux bouts, les reproches faits au système actuel ne tarissent pas. Avec, en ligne de mire, le faible nombre de licences en circulation et la concurrence accrue des VTC. Deux facteurs que tentent de réguler les pouvoirs publics, sans succès, depuis 2008.
Depuis huit ans, Milan roule nuit et jour dans Paris, à la recherche de clients qui ont besoin d’un taxi. « C’est un très beau métier, chaque course est une aventure différente et vous rencontrez des gens de toutes couleurs, de toute éducation », le fringant chauffeur ne manque pas d’éloge sur son quotidien. Pourtant, même s’il est libre dans la gestion de ses horaires et « jamais fauché parce que vous pouvez toujours faire un client pour vous acheter une baguette de pain », il ne décolère pas.
Contrairement aux artisans taxi, propriétaires de leur véhicule et de leur licence de circulation, Milan est chauffeur-locataire et verse, tous les mois, une coquette somme à l’entreprise qui lui loue plaque et véhicule. « Vous partez, vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros. Vous devez les faire tous les jours pour être à 0 avant même de penser au gasoil, aux charges sociales puis à votre famille, c’est très difficile d’y arriver. » Mais la société de location, qui possède un ensemble de licences, n’est pas le seul objet de son ire.
Vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros.
Depuis la fin des années 2000 et l’arrivée des plateformes comme Uber, Milan sent que la concurrence est rude. Si les chauffeurs de taxi, dont le nombre est limité par celui des licences en circulation, ne sont pas assez nombreux pour répondre à l’offre et ont bénéficié pendant des années d’un certain monopole, les VTC peuvent tout à fait satisfaire la demande. La montée en charge de ces applications et les législations successives ont effrayé les traditionnels chauffeurs-locataires, jusqu’à leur faire atteindre un point de non-retour au milieu de l’année 2015.
Rétention de licences
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C’était un jeudi, le 25 juin 2015. Deux jours après un vain message d’apaisement de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, à l’Assemblée. Dans la guerre qui oppose les chauffeurs de taxi aux VTC, cette journée de blocage a marqué tous les esprits et fait figure de paroxysme : c’est UberPop, le service d’Uber, qui a allumé le feu. L’entreprise permet au moindre quidam non professionnel de proposer à la vente les places libres de son véhicule. Derrière, les chauffeurs-locataires, comme Milan, et les artisans taxis, fulminent et s’attaquent (physiquement) au symbole Uber, quel qu’il soit. De leur côté, les chauffeurs VTC, dans leurs berlines sombres, invitent les clients à monter à l’avant de la voiture ou les déposent loin du tarmac à Roissy pour éviter le caillassage en règle de leur voiture. À Paris, Porte Maillot, les voitures des VTC sont retournées, tortues sur le dos à l’entrée du périph’. À Marseille, des tas de pneus brûlent, diffusant dans l’air une odeur âcre et une épaisse fumée noire. Et ici ou là, les chauffeurs en viennent aux mains.
Dans une lutte qui s’était déroulée jusqu’à présent dans le calme (et dans les couloirs feutrés de l’Assemblée), les esprits s’échauffent, les chauffeurs craquent. Les dernières lois ne leur sont pas favorables, la concurrence les fragilise, tout concorde pour leur faire perdre patience. Ils sont à l’affût du moindre mouvement sur la question des licences de circulation ou autorisation de stationnement (ADS). Distribuées au compte-goutte par la Préfecture et dépendantes du bon vouloir du ministère de l’Intérieur, garant de la sécurité routière, elles sont par exemple un peu plus de 17 000 à Paris. Un chiffre resté quasiment inchangé depuis…1937, date d’entrée en vigueur du numerus clausus dans la profession. À Paris, deux sociétés se partagent une très grande partie du « pactole » : G7-Taxis Bleus et Alpha taxi ou GESCOP (2 500 chauffeurs environ, sociétaires de l’entreprise). En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années, le temps que leur place sur la liste d’attente de la Préfecture de Paris leur permettre d’obtenir une licence, et de devenir enfin vraiment indépendant.
17 924 Le nombre de licences autorisées sur le marché des taxis parisiens en 2018Partager sur twitter
Préfecture de Police de Paris
Au coeur d’un marché régulé, le numerus clausus catalyse toutes les colères. Et pousse à la spéculation : derrière la rareté de l’offre de licences en circulation somnole un marché, noir jusqu’en 1995, puis légalisé par Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Les licences représentent un véritable investissement pour les chauffeurs, qu’ils la vendent après l’avoir obtenue gratuitement par la Préfecture ou qu’ils l’aient achetée puis revendue bien plus chère. C’est aussi une rente pour les sociétés de location de licences qui en détiennent des centaines, en grande majorité rentabilisées.
Alors quand en 2014, un an auparavant, le député Thomas Thévenoud, nommé médiateur auprès des taxis, propose de mettre fin au marché de revente à Paris, Toulouse, Lyon, Marseille ou encore Nice, c’en est trop. Loin de l’ambiance bon enfant des manifestations saucisses-merguez de la Place de la République à Paris, les chauffeurs de taxi réclament en ce mois de juin 2015 une meilleure régulation de leur profession. Parmi eux, les chauffeurs locataires, qui pour la plupart figurent sur une liste d’attente pour récupérer une licence, comprennent très vite qu’avec la loi tout juste promulguée, c’était terminé.
L’État tente depuis trois quinquennats de jouer son rôle d’arbitre en introduisant au compte-goutte des mesures visant à ouvrir le marché à la concurrence, en vain. (Illustration : CC BY-SA Vladimer Shioshvili)
La bataille contre UberPop ? Un symbole. Irrités par la rétention de licences depuis des années, les chauffeurs-locataires s’en prennent à des VTC ayant surfé sur la pénurie de taxis dans la capitale. Sans doute ont-ils visé le mauvais ennemi. Ils tirent à boulets rouges au lieu de s’interroger sur les raisons du numerus clausus. Cela, Milan l’a découvert avec le temps. Il a désormais compris que l’accès aux précieuses licences constituait, pour lui et pour les autres chauffeurs-locataires parisiens, le nœud du problème.
Thévenoud, l'espoir déçu
Pour Milan et ses confrères bloqués dans le statut de locataire, un mince espoir avait pourtant surgi lorsque le gouvernement socialiste avait confié à Thomas Thévenoud, député socialiste de Saône-et-Loire, le soin de préparer un texte de loi ordonnant la concurrence entre taxis et VTC. Car l’ambition affichée par le député excède alors largement le conflit opposant Uber aux taxis. Dans le rapport préliminaire au texte de loi, il proclame clairement son intention de rééquilibrer les rapports entre les sociétés de taxis et leurs chauffeurs-locataires, au profit de ces derniers. « Les conditions d’exercice de leur profession par les chauffeurs de taxi, notamment les plus fragiles économiquement, doivent être améliorées », peut-on lire dans le rapport.
« L’attribution de licences gratuites doit être assainie pour profiter aux chauffeurs exerçant véritablement le métier de taxi plutôt qu’à des fins de spéculation », annonce ce même document. « Ces mesures permettraient de réduire fortement le temps d’attente des locataires avant l’obtention d’une autorisation de stationnement gratuite. » À l’époque, chacun y voit une déclaration de guerre aux sociétés telles que G7, dont le modèle économique repose précisément sur la rente détenue grâce à l’inflation du prix des plaques. Sauf que la solution choisie, in fine, dans le projet de loi, ne fait guère les affaires des chauffeurs-locataires. Elle met fin au système de revente parallèle des licences. Désormais, celles-ci seront seulement attribuées gratuitement par mairies/préfectures aux chauffeurs sur listes d’attente. Sur le papier, la réforme a tout pour séduire.
Et elle doit surtout permettre le basculement d’un système de licences cessibles et rares à un système de licences non cessibles et nombreuses. Sauf qu’elle crée en même temps une nouvelle inégalité entre les détenteurs d’une licence encore cessible (tous ceux ayant acquis leur licence avant 2014), et ceux qui l’acquéreront après 2014.
Pour Milan et ses collègues encore locataires, c’est la douche froide. Nouveaux acquéreurs potentiels, attendant depuis plusieurs années d’accéder au Graal – la licence – ils se sentent spoliés. Milan, déjà proche de la retraite, envisageait l’acquisition de la licence comme la possibilité de se constituer une épargne pour ses vieux jours. Face à ce constat, les mesures mises en place pour améliorer son statut de locataire sont jugées « cosmétiques » et « hypocrites ».
Une fois de plus, la loi semble donc en tous points satisfaire les intérêts des propriétaires de licences, G7 et artisans taxis en tête. D’un côté, elle maintient leur rente constituée grâce à la spéculation sur les licences acquises avant 2014. De l’autre, elle instaure de nouvelles contraintes manifestement destinées à empêcher l’essor du marché des VTC et limite de facto la concurrence. Elle fixe notamment le quota de 250 heures de formation pour accéder à une licence VTC.
Longtemps en situation de monopole, les taxis se sont sentis menacés par l'apparition des plateformes. (Illustration CC By sa Claire Berthelemy)
Face à la violence des manifestations de juin 2015 , le gouvernement est contraint de légiférer à nouveau et de nommer un deuxième médiateur… Laurent Grandguillaume, député de Côte d’Or, est chargé d’apaiser les chauffeurs de taxi en légiférant dans leur sens.
Coup d'épée dans l'eau
Une mission prise au sérieux par le médiateur qui propose une série de mesures, dont l’interdiction aux chauffeurs VTC de transporter plusieurs personnes s’ils ne possèdent pas de licence « VTC ». Cette dernière nécessite de justifier de 12 mois d’activité. Sinon, retour à la case départ : le passage de l’examen fixé par la loi Thévenoud qui est extrêmement contraignant. Pour sauver les apparences, la loi doit cependant garantir une augmentation du nombre de taxis en circulation. Une manière de compenser la saignée annoncée chez les VTC, et de satisfaire les consommateurs, peu désireux de voir de nouveau diminuer l’offre de transport dans les grandes villes.
Là aussi, le rapport préalable à la loi Grandguillaume, rendu public le 26 février 2016, affichait de hautes ambitions. Pour remédier à la carence de licences en circulation, Laurent Grandguillaume propose le rachat, par l’État, des licences non utilisées par les chauffeurs de taxi. Ceux-ci, confrontés à la chute du prix des licences, hésitant à les revendre à perte. L’État leur garantit un « capital retraite basé sur la valeur d’acquisition de leur ADS (licence), tenant compte de l’inflation, en échange de leur retrait du marché ». En retour, pour chaque plaque retirée, une licence pourrait « être délivrée à titre gratuit ou louée pour une durée limitée » à un autre taxi.
Le rapport n’oublie pas les locataires puisqu’il propose de donner la priorité aux locataires et salariés des sociétés telles que G7 & co dans l’accès aux licences libérées par la création du fonds de garantie, ainsi que dans celles traditionnellement délivrées par les pouvoirs publics.
Alors, que s’est-il passé entre ce rapport et la constitution du projet de loi ? Car rien de tel ne figure dans la version définitive du texte. Ni le fonds de garantie, ni la facilitation de l’accès aux licences pour les locataires ne sont finalement votés. À demi mots, Laurent Grandguillaume, à qui nous avons posé la question, nous confie que les sociétés de taxi ne voulaient pas contribuer au financement du fonds de garantie, et ont poussé les syndicats contre le projet. « Du coup, le gouvernement a préféré ne rien faire », regrette-t-il.
Des alertes qui n'ont pas été écoutées
Pourtant, avant Thomas Thévenoud et Laurent Grandguillaume, un véritable mouvement d’ouverture à la concurrence et de régulation du secteur avait été entamé. Ainsi, en 2014, Thomas Thévenoud suit les préconisations du rapport Attali et la position affirmée de Michèle Alliot-Marie d’ouvrir à la concurrence. En 2008, sous la plume d’Emmanuel Macron, rapporteur adjoint, le rapport Attali enjoint à chambouler l’ensemble du secteur, jusque-là plutôt préservé et que se partagent quelques grosses sociétés telles que G7 (et Taxis bleus) et la GESCOP. Et d’ouvrir 8 000 licences supplémentaires pour absorber la demande, en distribuant une licence à tous les chauffeurs sur liste d’attente. Un véritable scandale pour les chauffeurs ayant acheté leur plaque au prix le plus fort. « Les chauffeurs de taxi ont fait grève à ce moment-là pour dénoncer l’augmentation du nombre de plaques à Paris, ils voulaient protéger leurs licences », nous explique Milan qui ajoute : « Ils refusaient l’augmentation du volume de taxis, parce que les artisans avaient peur de voir chuter les prix. » Et, de fait, de perdre une partie de leur investissement, obtenu à grand renfort d’économies personnelles.
En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années (Illustration : CC BY Carlos ZGZ)
Dans la foulée du rapport Attali, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, le martèle, il faut ouvrir à la concurrence. Tout en préservant le puissant lobby des taxis, lequel est frontalement opposé à Jacques Attali par la figure de Rousselet fils, homme de fer de la G7. Après avoir vidé toute la proposition de sa substance – aidée par les sociétés de taxi donc -, MAM concède de maigres avancées le 28 avril 2008. Devant un parterre de chauffeurs et de journalistes, réunis pour l’ouverture du Congrès de la Fédération nationale des artisans taxis, la ministre déclare : « Je souhaite que le nombre de 20 000 taxis soit atteint d’ici 2012 [à Paris, NLDR], avec la mise en circulation de plus de 1 200 taxis dès la fin de 2008 ». Un mois après, un accord est signé avec les principaux représentants, préservant une organisation à la papa.
Mais la loi Novelli en remet une couche quelques mois après la publication du rapport Attali : il faut ouvrir à la concurrence et, surtout, encadrer légalement les VTC en leur dédiant un statut spécifique. Une hérésie pour les chauffeurs qui voient alors d’un mauvais oeil la légitimation par la loi d’une profession qui ne leur semble pas être la leur. « C’est un autre métier », confie Christian, chauffeur de taxi sociétaire, « même s’il y a un tronc commun ». Au chapitre de la loi Novelli, « transport de tourisme avec chauffeurs », il est ainsi précisé que la « grande remise » – c’est-à-dire le transport dans des voitures de luxe – aura pour voisine la « petite remise », à savoir les actuels VTC. Ces derniers, avec une simplicité déconcertante, pouvaient alors entamer leur activité : il suffisait de remplir une procédure d’immatriculation au registre des VTC et Roulez jeunesse ! À ceci près que ni les voitures ni les chauffeurs ne pouvaient « stationner sur la voie publique si elles n’ont pas fait l’objet d’une location préalable, ni être louées à la place ». Un coup de bambou pour les chauffeurs de taxi qui attendaient patiemment une autorisation de stationner et se voyaient dépassés par les progrès technologiques et l’essor des smartphones et autre dispositif de réservation dématérialisée, utilisés par des chauffeurs non limités en nombre.
De toutes ces batailles, c’est l’avortement du fameux Fonds de garantie promis par Laurent Grandguillaume que Milan a le plus de mal à digérer. Notamment parce qu’il lui aurait peut-être permis de sortir de ce statut de chauffeur-locataire. « Reprendre les licences non exploitées, c’est ce qu’il aurait fallu faire. Cela aurait enfin permis aux locataires de sortir de ce statut », se désole-t-il. Dans l’attente d’une législation (enfin) favorable aux chauffeurs-locataires, Milan continue de recevoir toutes les semaines des messages vocaux de la société qui lui loue sa licence l’incitant à rembourser la « dette » contractée auprès de la société au plus vite. Par « dette », il faut comprendre le cumul des forfaits de location non acquittés, lorsqu’il ne trouvait pas suffisamment de client pour remonter son compteur à 0. Fataliste, il a définitivement renoncé à l’idée qu’il pourrait, un jour, devenir indépendant
Vincent, sixième petite goutte du documentaire de Pauline Antipot a quitté son statut précaire de développeur freelance pour monter une SCOP avec deux autres associés. Résultat, un gain de sérénité.
Il y a quelque chose de différent chez Vincent par rapport aux autres Petites gouttes ?
Vincent est celui, parmi les petites gouttes, qui a le plus redéfini son rapport au travail : il n’a pas changé de métier, mais a réfléchi sur les normes et s’en est affranchi. Il a quitté cette pression sociale et familiale et les conditionnements qui vont avec. C’est celui qui répond le mieux à la problématique du documentaire : qu’ont fait ces trentenaires pour changer le travail ?
Qu’a-t-il accompli de si marquant ?
Il était développeur indépendant, à son compte donc, travaillait bien et avait un certain nombre de clients. Le plus souvent, il créait des sites de e-commerce. Sa situation était confortable financièrement, mais il n’avait pas de visibilité à long terme sur son travail et le type de clients qu’il aurait : être indépendant, c’est souvent prendre le premier client venu parce qu’on est à flux tendu. Il a décidé de monter une SCOP avec deux amis il y a quelques années. Et la différence avec d’autres entreprises ou d’autres petites gouttes, c’est qu’ils ont monté cette SCOP, non pas pour des questions de croissance ou de bénéfices, mais simplement pour lisser leurs revenus à trois et pérenniser leurs emplois, tout en ayant le luxe de choisir leurs clients.
Comment ont-ils procédé ?
Ils ont calculé leurs coûts fixes en partant des salaires qu’ils souhaitent avoir, ce qu’ils doivent sous-traiter parce qu’ils ne sont pas capables de le faire, etc. Cette somme dont ils ont besoin mensuellement peut être récupérée en facturant entre 6 et 10 jours de travail par mois et par personne. lls ont annualisé leurs revenus également. Le reste du temps, comme le travail n’est pas pour eux synonyme de souffrance, ils travaillent quand même pour participer à la communauté du libre : ils développent des outils et des fonctionnalités qu’ils mettent gratuitement à disposition de la communauté. Cette façon de faire leur a permis de rester en veille et d’être toujours à la pointe. C’est un service de R&D en quelque sorte. Ce temps qu’ils passent à travailler sans valeur dans le capital, en réalité, ça leur permet de se positionner comme des experts, ce qu’ils peuvent facturer ensuite. C’est un cercle plutôt vertueux.
Le travail n’est pas pour eux synonyme de souffrance
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On apprend aussi qu’un des trois associés, tout jeune papa a pu augmenter son salaire en fonction de ses besoins, non pas en fonction de son travail. Pourquoi ?
Parce qu’ils ont redéfini ce qu’était un salaire : il ne vient pas récompenser une heure de travail, mais vient couvrir un besoin ! Au tout début, ils étaient payés au SMIC, puis ils se sont augmentés à 1600 euros net, sauf celui qui est devenu papa qui gagne plus à présent. Effectivement, une personne a eu besoin de plus d’argent et ils ont décidé tous les trois que l’un d’entre eux avait un besoin en plus du leur. Ils ont donné une valeur financière au fait d’élever un enfant, ce qui dans notre société n’existe pas.
Vincent est quelqu’un qui reconnaît facilement qu’il n’est pas un grand lecteur, pourtant cette philosophie du salaire et du travail, c’est celle du sociologue Bernard Friot dans “Salaire à vie”. Ils redonnent une valeur à une activité qui n’est pas reconnue comme productive au sens du capital. Ils se sont libérés et affranchis d’un patron. Et du modèle du capital.
Le marché du développement de sites dans lequel ils évoluent joue beaucoup sur leur réussite, non ? Ou a minima sur leurs possibilités de réussir à développer leur SCOP pour un salaire minimum ?
Ils sont intégrés dans un marché porteur et la demande existe, les entreprises du capital veulent effectivement mettre de l’argent dans leur activité. Après, ce sont des gens qui travaillent et qui vendent leur savoir-faire à des entreprises qui ont un besoin. Une différence néanmoins [avec une entreprise plus classique, NDRL], c’est qu’ils sont tous les trois propriétaires de leur outil de production. Certes, ils sont trois et pas quinze, mais surtout, l’un des ingrédients essentiels qu’ils ont en main, c’est la confiance. Ils se font confiance.
Vincent, développeur et sans domicile fixe (Illustration Pauline Antipot)
Ils ont eu affaire à un client dit “difficultateur”, nocif pour le projet. Dans ces cas-là, soit il faut le faire changer, évoluer, soit il faut le faire sortir. Parce qu’ils travaillent non pas pour le client, mais pour le projet et les utilisateurs. Avec ce type de clients, il vaut mieux cesser de travailler. N’étant pas dans une précarité financière, ils ont ce luxe de dire non.
Leur aventure a l’air assez idyllique. Même si on creuse un peu ?
Étonnamment, leur SCOP a bien roulé les premières années. Mais une fois de plus, ce sont des personnes qui travaillent dans les solutions dites libres et dans cette communauté, ils sont des rock stars du web. L’un des associés travaillait pour Mozilla et ils ont bénéficié de leur notoriété au sein de cette communauté.
Quand je l’ai revu, nous avons déjeuné ensemble et il me racontait que la période n’était pas facile, notamment parce qu’ils n’ont plus autant de visibilité qu’avant sur la trésorerie. Et parce que les cotisations dans une SCOP sont plus élevées que dans une SARL.
Cette situation pourrait mettre en péril leur entreprise ? Leurs envies ?
Ce sont des gens qui adorent travailler ensemble ! Comme ils se font confiance, les conflits sont mineurs, ils n’ont pas pris le pas sur le reste. Vincent dit par exemple qu’il fait plus confiance aux autres qu’à lui-même. Alors que leur entreprise rencontrait quelques problèmes de trésorerie, Vincent a appelé leur comptable pour lui demander de baisser son salaire, le temps que pourrait durer la crise qui commençait tout juste. Le comptable lui a répondu que chacun avait fait ça en attendant que l’entreprise aille mieux !
C’est l’intérêt général qui prime sur l’intérêt personnel
C’est l’intérêt général qui prime sur l’intérêt personnel, c’est lié à leur parcours, mais aussi parce que c’est le collectif qui leur permet de pérenniser leur emploi. Le risque, c’est que des concurrents arrivent, qu’ils perdent leur valeur ajoutée. Même s’ils auront sans doute toujours une longueur d’avance. Les clients viennent chercher leur façon de travailler, leurs méthodes et leurs compétences en code. Avec eux, ils définissent des objectifs, des problèmes et des besoins et priorisent ce qui doit être développé dans différents lots. Vincent et ses deux associés travaillent ensuite par phase de quinze jours, ils développent une partie des fonctionnalités, puis facturent et réfléchissent à voir s’ils veulent continuer d’avancer avec le client. On fantasme tous sur ce dont va avoir besoin l’utilisateur, mais tant que ce n’est pas testé, on ne sait pas si on va dans la bonne direction. Tout ça pour dire que Vincent n’aurait pas pu le faire seul !
Comment parle-t-il de son virage de freelance à sa SCOP ?
Pour lui, c’est une suite logique. C’est quelqu’un d’incroyable, car il a mûri sa façon de vivre : en devenant salarié sans patron, il est sorti de la philosophie du capitalisme. Et il a même abandonné son logement !
Comment ça ?
Au tout début, ils louaient des bureaux à Montpellier, et au fur et à mesure qu’ils devaient aller voir un client à Paris, un autre à Lille, ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas souvent dans leurs bureaux et que leur métier leur permettait de travailler n’importe où pourvu qu’ils y aient une bonne connexion Internet. Ils se sont dit “essayons de ne plus louer de bureau !” De son côté, Vincent s’était préparé à ne plus avoir d’appartement non plus.
Comment en est-il arrivé là ?
Il s’est dit qu’il fallait réfléchir à ce qu’il n’avait pas utilisé depuis trois mois ou plus. Ce dont il n’avait pas besoin est parti. Puis un mois, puis quinze jours. Et aujourd’hui, tout tient dans son sac à dos, qu’il considère même superflu. Sa démarche ressemble beaucoup à celle des mouvements minimalistes au Japon. Il ne lit pas beaucoup, mais les discussions avec d’autres l’inspirent.
Il apparaît être le plus seul de toutes les petites gouttes.
Il vit seul, il n’est pas dans une relation “stable”. Maintenant, en termes d’amitié, comme il est mouvant, il peut aller chez des amis partout dans le monde. Il ne les voit pas souvent, mais quand il les voit, c’est chez eux et sur du long terme. Il expliquait qu’il était vite dans ses habitudes quand il était installé à Montpellier. Ses relations sont devenues plus qualitatives à mesure que la fréquence à laquelle il les entretenait était moindre. Il est en tout cas le seul des Petites Gouttes à avoir construit sa stabilité autour du travail.
Cette solitude est-elle un problème pour lui ? Et la place du travail ?
Ce n’est pas un problème, non. Il utilise une métaphore de l’arbre et de l’oiseau, dans laquelle il a catégorisé les personnes qu’il rencontre. Les arbres ont des racines, et sont ancrés dans un territoire. Pour les arbres, sa vie est complètement instable. Lui se définit comme un oiseau et trouve sa stabilité dans le mouvement, comme un enfant qui marche.
Au départ, il y avait, comme Adèle, le rejet de l’individualisme, aussi un besoin de retrouver du collectif, comme Grégor. Il veut retrouver de la bienveillance et de la communication.
Nous avons vu Gregor, Amandine, Axelle, et les autres. Vincent est le “personnage” de l’avant-dernier épisode. Pourquoi est-il à cet endroit-là du documentaire ?
Pour moi, Vincent est celui qui a vraiment repensé le travail, il a une réflexion très aboutie, sa philosophie l’est également. La seule chose que, d’un point de vue personnel, je trouve difficile, c’est son nomadisme. C’est un choix personnel, je ne le remets pas en question. Mais je me suis rendue compte que je tirais mon modèle vers le sien : nous allons retravailler ensemble avec Étienne [le producteur du documentaire, NDLR], sans mission précise définie à l’avance, mais juste parce qu’on a envie de travailler ensemble.
Aujourd’hui je veux choisir les personnes avec qui je travaille. C’est ça que m’a apporté Vincent. Lui, c’est un ensemble de petites gouttes de chaque petite goutte. Dans son modèle, accepter de travailler avec les gens qu’on aime c’est accepter qu’un projet n’ait pas la finalité qu’on voudrait avoir et c’est accepter leur plus-value et leurs compétences. Pour le documentaire, j’ai procédé de cette manière : j’avais envie de travailler avec Caroline [qui illustre Les petites gouttes, NDLR] et Caroline dessine, donc on a intégré des dessins animés au documentaire.
Mes futurs projets vont être définis par ce que les gens peuvent et veulent apporter sur les projets. Parce que nous avons ce luxe d’être dans des secteurs porteurs, d’être blancs et diplômés, par envie, je peux non pas faire des documentaires, mais plutôt travailler avec des gens que j’aime et qui me font grandir.
Découvrez l’épisode 6 de la série documentaire Les Petites gouttes sur Francetv Slash
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Que la nature est belle... Enfin pour qu'elle le reste, il faut arriver à comprendre les menaces qui pèsent sur elle. Julia Beurq déterre pour vous des informations cruciales sur la protection de la planète.
Après Amandine, Luc, Axelle et Grégor, la série documentaire dont nous sommes partenaires, Les Petites gouttes, nous embarque à la rencontre d’Adèle, hier écrivaine et éditrice, aujourd’hui cheffe de projet à mi-temps dans la fonction publique. Pauline Antipot, la réalisatrice, raconte comment et pourquoi, un jour, Adèle a quitté sa vie de freelance pour retrouver un travail salarié.
Adèle semble avoir fait le chemin inverse des précédentes Petites gouttes. Elle apparaît sûre de son choix, non ?
Quand je l’ai rencontrée, ce qui m’a marquée, c’est sa sérénité : elle était sûre de ses choix, et elle savait où elle allait. De toutes les Petites gouttes rencontrées, c’était la plus posée. Elle sait pourquoi elle est là. Avant, Adèle était auto-entrepreneure et associée avec des amis dans une maison d’édition. Avec son compagnon, ils attendaient leur premier enfant. Elle a dû prendre une décision et se mettre à mi-temps. Mais dire “j’arrête à temps plein” n’était pas évident.
Pourquoi ce n’est pas évident ?
Elle a vécu le fait de ne pas aller jusqu’au bout de son projet d’édition comme un abandon. Elle faisait partie des mille premiers autoentrepreneurs lors de la mise en place du statut. Quand elle est sortie de ses études, elle ne voulait pas choisir entre édition et écriture et avait le sentiment que le statut de salarié ne lui laisserait pas ce choix-là. Elle a donc voulu tester celui d’auto-entrepreneur. Elle a fait ça dix ans, a testé le modèle et a pris du recul par rapport à ce qu’il promettait, aussi.
Et aujourd’hui, quel recul a-t-elle par rapport à son expérience en tant qu’auto-entrepreneur ?
Quand elle a découvert le salariat dans la fonction publique, elle a aussi découvert l’absence d’objectif de rentabilité, contrairement aux salariés du privé qui y sont constamment soumis. Aujourd’hui, sa fonction est de lutter contre l’illettrisme, ça n’a pas besoin d’être rentable. Quand elle était auto-entrepreneure, toutes les relations qu’elle avait aux autres étaient des relations marchandes, celles qu’entretiennent des clients avec leurs prestataires.
Dans le salariat, elle a découvert la bienveillance. Ses collègues la félicitent pour son travail, parce qu’il fait avancer la chose publique. Dans une relation de prestation, ça va de soi de bien travailler, parce que tu es payée pour ça. Mais cette bienveillance autour d’elle, c’est aussi dû à l’équipe à laquelle elle appartient. Ce n’est pas toujours aussi sain dans la fonction publique. En tout cas, elle n’a plus ce devoir de performance.
Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides
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Pourquoi a-t-elle quitté son précédent travail ?
Elle voulait trouver une stabilité : non seulement elle travaillait tout le temps, mais en plus elle ne gagnait pas assez pour subvenir aux besoins de sa famille. Ça a été un choc pour elle de découvrir cette précarité. Et puis, elle s’est aussi rendue compte qu’elle n’arrivait pas à profiter de sa famille le week-end parce qu’elle travaillait. Et d’un autre côté, elle ne travaillait pas correctement parce que sa famille était à ses côtés. Résultat, elle n’était épanouie dans aucune de ses vies, l’équilibre n’y était plus, sur aucun tableau.
Dans son parcours aussi, elle a vécu une période difficile : un client lui devait près de 15 000 euros et refusait de la payer. Elle a entamé une procédure et a obtenu gain de cause au bout de deux ans. Seulement, un client qui ne paye pas ces 15 000 euros, sur une année, c’est la moitié d’un chiffre d’affaires. Elle s’est sentie vulnérable. Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides: tout peut prendre des proportions énormes.
Son compagnon, enseignant, lui expliquait qu’il pouvait assumer la charge financière de la famille tout seul, mais elle voulait assumer aussi, payer le crédit et les impôts à la même hauteur que lui. Il y a une question de fierté et d’émancipation en tant que femme [à travers le travail, NDLR]. Mais quand elle est tombée enceinte, en tant qu’auto-entrepreneure, ça a mis un frein à sa carrière. Enceinte, elle n’a pas pu entretenir son réseau, même si elle a continué à travailler. Et quand le bébé est arrivé, elle pensait pouvoir tout gérer et continuer comme avant, elle programmait même des appels avec des clients pendant la sieste de son fils. Seulement, quand il se réveillait, il est arrivé qu’elle lui en veuille. Parce qu’elle n’avait pas eu le temps de terminer sa réunion téléphonique.
Donc il y avait l’aspect financier qui compliquait déjà les choses, mais à partir du moment où elle en a voulu à son fils d’exister, ça ne pouvait plus fonctionner.
Avant, Adèle était auto-entrepreneure et associée avec des amis dans une maison d’édition (Illustration Pauline Antipot)
Maman et entrepreneure, c’était quelque chose de compliqué ?
C’était presque impossible : il n’y a pas de congés maternité, pas de congés tout court, en fait, pas de chômage. Et si la facturation permet de faire rentrer davantage d’argent [que pour des salariés, NDLR], à plus long terme, être freelance est à la fois moins stable et moins bénéfique. Avec une visibilité à deux ou trois mois, elle ne pouvait rien anticiper, ni faire de projet à long terme.
Elle ne regrette pas son activité d’indépendante à temps plein ?
À aucun moment ! D’autant qu’elle avait perdu confiance. Quand elle a trouvé son poste de salariée, elle était trop diplômée pour la mission. Elle s’y est adaptée et est devenue efficace, à tel point qu’aujourd’hui, c’est elle qui crée les évolutions de son poste. Ça fait sens pour elle parce que quand elle a choisi de changer de statut, il s’agissait de pouvoir bénéficier de rentrées d’argent régulières, mais aussi d’avoir d’une sécurité psychologique : j’ai une mission à effectuer et je la maîtrise. Quand tu décides d’abandonner un projet dans lequel tu t’es donné à fond, tu en arrives à douter, à te demander ce qui a fait que ça n’a pas fonctionné. Heureusement, elle était bien entourée, par sa famille, par son compagnon. Mais il lui a fallu un temps de reconstruction, qu’elle a trouvé dans son poste dans la fonction publique : ses missions étaient simples, et elle a pu se dire qu’elle n’était pas bonne à rien. Et ce indépendamment de tout le travail qu’elle avait déjà abattu, des livres qu’elle avait écrit et de son affaire qui fonctionnait plutôt bien.
A-t-elle senti une différence entre son indépendance et le fait de travailler en entreprise ?
Même si elle n’avait pas une organisation du travail telle qu’on peut la trouver en entreprise, elle avait des clients, et ils sont parfois très exigeants. Avant, elle travaillait à 3000% sans voir où était le problème. Elle n’avait ni collègue ni supérieur hiérarchique, mais elle assumait seule les clients. Ce qu’elle découvre aujourd’hui dans le salariat, c’est que faire une pause avec ses collègues rend beaucoup plus efficace quand on reprend le travail.
Elle se trouve plus sereine sur tous les tableaux, notamment parce qu’elle ne fait aucune de ses missions à temps plein. Un certain nombre de détails du quotidien énerve ses collègues parce qu’elles y sont toute la semaine. Elle est moins énervée, moins tendue, grâce à sa soupape de sécurité.
À quel moment a-t-elle senti qu’il fallait qu’elle arrête ?
Un été, l’activité était ralentie, ce qui est souvent le cas pour les indépendants au mois d’août. L’année qui venait de s’écouler avait été particulièrement difficile d’un point de vue financier. Avec son compagnon, ils sont partis en vacance et elle a pu faire une coupure, celle qui permet de prendre du recul et de sortir la tête de l’eau. Son environnement a été un garde-fou. Quand elle a fait ce choix-là, elle était déterminée. Pour elle, il fallait juste accepter de bifurquer.
Adèle s’est enfin posée ?
Oui, elle a fait le choix de sécuriser son avenir. Ce choix de la sécurité s’explique par les dix années très précaires qu’elle a connues. D’autres Petites gouttes sont allées chercher autre chose, souvent à l’opposé de tout ce qu’ils avaient déjà connu dans le monde du travail.Amandine [qui est à présent céramiste, NDLR] s’est tournée vers l’auto-entreprise, Adèle fait l’inverse. Dans une conférence, Norbert Merjagnan évoque cette société du travaillisme, et la valeur que les individus attachent désormais au travail. Il évoque cette obligation d’épanouissement dans le travail qui marque nos société, tout le temps. Et tant qu’on ne déconstruira pas ces croyances là, on ne pourra sortir de cette société qui place le travail au centre de tout. Quand elle était auto-entrepreneure, Adèle obéissait à ce schéma-là. Mais quand elle a eu son fils, elle a eu d’autres projets.
Aujourd’hui, elle travaille dans la fonction publique où elle lutte contre l’illettrisme (Illustration Pauline Antipot)
C’est le point commun de toutes ces Petites gouttes, d’avoir pris conscience du poids du travail ?
Je ne suis pas certaine qu’ils en soient tous sortis, ni que ce soit un problème pour tous. Par exemple, Axelle, avec son association de protection des fonds marins, elle travaille énormément et pour l’instant, cette situation lui convient. Même si elle ressent le besoin de vacances… Adèle a mené une réflexion sur la manière dont elle pouvait équilibrer le temps passé sur son travail Aujourd’hui, elle prend le temps de promener son chien et d’aller chercher son fils à la garderie. Elle a retrouvé du temps, mais du temps serein, un temps où elle ne culpabilise plus de ne pas travailler.
Il est plus facile de prendre de la distance lorsqu’on est salarié
Trouver ce temps, ce n’est pas plus simple à faire en tant qu’indépendant ?
Si j’en juge par mon expérience, je trouve que c’est plus difficile. Quand j’étais salariée, je parvenais à dire à mes supérieurs que j’avais trop de travail et que je manquais de temps. Mais c’était plus facile d’avoir cette distance-là pour moi, après dix ans d’expérience. Plus jeune, je n’en avais pas conscience. Malgré tout, c’est plus facile de prendre de la distance en étant salarié.
Et c’est une illusion de la start-up nation que de dire qu’être à son compte permet de choisir son rythme. Ce n’est pas vrai car en réalité, tu travailles beaucoup plus, tu es beaucoup plus précaire et tu ne sais pas de quoi demain sera fait. La visibilité peut être de deux mois !Et puis c’est pas toujours évident de rester raisonnable, de refuser de travailler sur des projets, surtout quand ils sont intéressants.
Est-ce que cette suractivité ne s’explique pas aussi par la passion d’Adèle pour son métier d’éditrice ?
On le définit comme étant une passion, mais une fois de plus, nous sommes dans une société du travaillisme. De mon côté, je suis intoxiquée, ou plutôt dans une phase de désintoxication, j’aimerais réussir à travailler moins, mais je n’y arrive pas. Je ne pense pas arrêter complètement de travailler, parce que j’aime ça, mais il faut rester vigilant et ne pas s’y perdre. Aujourd’hui, par exemple je suis dans une phase d’intermittence. Mais il faut quand même rester disponible : refuser une fois, puis deux ou trois, cela entraîne le risque de ne plus être appelée. Et refuser une mission parce que je veux aller prendre des cours de piano, par exemple, c’est impossible parce que mal vu. Déclarer vouloir travailler aux 4/5è, ce n’est pas audible non plus. Même si de plus en plus de gens aspirent à ça ! Et pas forcément pour travailler sur un autre projet, mais pour travailler moins. Le temps ne sert pas qu’à travailler mais aussi à faire autre chose !
Dans une dépêche AFP publiée le 8 mars 2009, l’on pouvait lire que le cabinet de la ministre de la Culture, Christine Albanel, estimait que les militants de la Quadrature du net n’étaient qu’une poignée tout juste bonne à faire partir des salves de mails automatiques aux parlementaires.
Pour pouvoir correctement restranscrire les débats et attribuer aux bons parlementaires les bonnes citations, il était nécessaire d’avoir en main un trombinoscope. Jusqu’à ce que la possession en soit interdite. Un rappel au règlement par la député Front de gauche Martine Billard leur permettra de disposer de nouveau de leurs trombinoscopes.
Alors que l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net lance une action de groupe contre les GAFAM, retour sur la bataille contre la loi Hadopi.
Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, cinq entreprises que l’on range à présent derrière l’acronyme GAFAM. Cinq entreprises dont la gestion des données utilisateurs ou l’optimisation fiscale agressive défraient régulièrement la chronique. Si la semaine dernière, Mark Zuckerberg était auditionné par le Congrès américain suite à l’affaire Cambridge Analytica, Google, Apple, Amazon et Microsoft ne sont pas en reste en terme de scandales.
Trop c’est trop pour une poignée d’irréductibles de l’Internet français. Dont La Quadrature du Net : l’association, créée en 2008 par Philippe Aigrain, Christophe Espern, Gérald Sédrati-Dinet, Benjamin Sonntag et Jérémie Zimmermann, à l’occasion d’une bataille géante livrée contre la loi Hadopi, passe la vitesse supérieure et lance une action de groupe contre les GAFAM le 25 mai. En attendant la date butoir, elle propose aux internautes de rejoindre, une nouvelle fois, son combat.
Opération black-out
C’est que l’association n’en est pas à son coup d’essai. En 2009, le collectif, qui n’est pas encore une association, milite déjà pour un droit de l’Internet « qui soit novateur, respectueux des droits et libertés des citoyens et en accord avec les potentialités démocratiques de cet outil de communication profondément démocratique ». En pleine préparation de la loi Hadopi, il décide de faire irruption dans le débat parlementaire.
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Comme l’action « black-out » lancée ce lundi 16 avril, le mouvement entame alors une opération de grande envergure à destination des internautes, en proposant notamment à une flopée de sites internet d’afficher – entre autres – un bandeau noir pour marquer leur opposition à la future loi Hadopi. « Pour protester contre cette loi imbécile et sa liste blanche de sites autorisés, le Net français doit agir et se draper de noir », résumait La Quadrature. À cette action symbolique s’ajoutait un générateur de mails, histoire d’inonder les députés d’informations et de questions en amont des débats.
La lutte contre la loi Hadopi ? « Un cours de droit constitutionnel et un moment exceptionnel dans l’histoire du web » pour Marc Rees, journaliste chez NextInpact et qui a suivi les débats et la naissance de la bataille : « Beaucoup d’internautes ont vu qu’on pouvait suivre les débats parlementaires à l’Assemblée nationale et au Sénat et se sont pris au jeu. Hadopi mettait en exergue les droits de propriété des créateurs quand de l’autre côté, il s’agissait de liberté de communication et de partage. Le fait qu’on qualifie La Quadrature du Net de « gus dans un garage » était une incompréhension totale sur le mouvement qui se déployait sans aucune organisation. » Un mouvement, non pas d’une poignée d’activistes, mais de « plusieurs gus dans chaque maison et derrière chaque prise RJ45 », remet en perspective Marc Rees. Jérémie Zimmermann, l’un des cofondateurs, allait même plus loin dans un entretien accordé à Médiapart à la fin du mois d’avril 2009 : « La classe politique est déconnectée des réalités sociales nouvelles et des avancées technologiques […] Les gens qui légifèrent ne sont pas les mieux informés. » Un boulevard pour les actions de sensibilisation et de lobbying du collectif. L’opération est un succès et illustre le branle-bas de combat des milliers d’internautes.
La Quadrature du Net a poussé plein de jeunes à s’intéresser à la loi
À ces milliers de militants numériques s’ajoute une poignée d’activistes présents dans l’hémicycle, des premiers moments des débats au vote final. « La Quadrature du Net a politisé les débats et a poussé plein de jeunes à s’intéresser à la loi. Je suis allée jusqu’à lire le règlement du bureau de l’Assemblée nationale pour comprendre pourquoi on nous interdisait d’avoir accès à nos trombinoscopes dans les tribunes. Un an avant j’étais étudiant en physique ! », se souvient Julien Rabier, membre de la Quadrature et présent avec assiduité pendant les discussions.
Pas en tribune, mais derrière son écran, PcINpact ne sera pas le seul à participer à l’opération black-out : La Quadrature du Net fait état de 535 000 URL uniques au 9 mars 2009, l’avant-veille du début des discussions à l’Assemblée. L’association disposait même d’une URL dédiée à la galerie des sites ayant bardé leur site de noir.
La galerie de La Quadrature du Net, vestige d'une mobilisation monstre des internautes (capture d'écran)
« Il y avait une attention généralisée, les actualités sur le sujet explosaient tous les compteurs, notamment parce qu’on parlait d’emprise du pouvoir sur un secteur où l’échange était monnaie courante », poursuit Rees, qui a observé les mutations de La Quadrature du Net depuis ses débuts, un an avant l’opération black-out.
Un contexte propice à la naissance d'une asso
Dans une période marquée par les échanges peer-to-peer, via des logiciels comme eMule, Kazaa ou eDonkey, la mobilisation n’a pas faibli. Elle s’est même structurée, occasionnant une montée en puissance de La Quadrature du Net. « Elle a catalysé à son chevet les râles disséminés chez les internautes », se souvient Marc Rees. Avant la bataille contre la loi Hadopi, point de structure. Mais après ? « On avait vu les prémices de la loi, à travers le rapport Olivennes, la loi DADVSI aussi et on s’est dit qu’il fallait remettre le couvert », précise Julien Rabier : « Ensuite est apparue l’idée de continuer, de se dire qu’il y aurait d’autres choses, qu’on sentait les velléités de censure, notamment parce que les lobbies du divertissement annonçaient des impossibilités au partage. »
Elle a catalysé à son chevet les râles disséminés chez les internautes
À la lutte contre la loi Hadopi a succédé celle contre ACTA, pour accord commercial anti-contrefaçon, mais aussi une autre contre le Paquet Telecom. Aujourd’hui, si on doit citer une association de défenses de libertés numériques, c’est souvent La Quadrature qui revient en premier. Même si le combat a peu à peu évolué, en fonction du contexte et des lois ou autres mesures votées. « Sur les questions de droits d’auteur, la Quadrature a laissé place à d’autres organisations, mais les soutiens sont toujours là et la majorité des bénévoles aussi », constate Julien Rabier : «Aujourd’hui, les GAFAM ont pris une telle ampleur et la marchandisation des données est telle qu’on ne peut pas passer à côté de ces sujets. Ceux de la Quadrature sont moins spécialistes des droits d’auteur que des données personnelles et de tout ce qui va concerner la liberté d’expression et la protection de la vie privée. »
Des internautes qui ont pris la mission à bras le corps au moment d’Hadopi et qui, aujourd’hui, soutiennent financièrement l’association : sur les 300 000 euros de dons nécessaires au budget de l’année 2018, plus de 270 000 euros ont été récoltés. Né dans le tourbillon Hadopi, le mouvement a été créé, selon la chercheuse Anne Bellon, aujourd’hui à la tête de CFAO technologies, « pour donner une structure pérenne et plus politique à la défense des libertés sur Internet. […] Désormais constituée en association à but non lucratif, la QDN s’est imposée comme un interlocuteur reconnu des politiques et des médias ».
Près de dix ans après les prémices de ce que deviendra La Quadrature du Net, les « cinq gus dans leur garage qui font des mails à la chaîne » ne se sont pas démontés, même si la lutte contre la marchandisation de la culture s’est transformée en un combat contre les GAFAM. L’action que peuvent rejoindre les citoyens depuis le lundi 16 avril démontre que l’association est bel et bien vivante et déterminée à ne pas laisser nos données entre les mains d’entreprises qui ont bâti leur business model sur une récolte à grande échelle
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Dans son essai, Éloge du carburateur, Matthew Crawford raconte comment après avoir travaillé dans un think-tank il a opéré un changement radical dans sa vie professionnelle. « La génération actuelle de révolutionnaires du management s’emploie à inculquer de force la flexibilité aux salariés et considère l’éthos [la manière d’être, NDLR] artisanal comme un obstacle à éliminer. On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, vibrionnant d’une tâche à l’autre et fier de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Imaginez à côté le plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air. »
Dans une interview publiée sur L’imprévu en août 2017, Daniele Linhart revenait sur le scandale France Telecom et sur la manière dont on avait dépossédé petit à petit les salariés les plus techniquement qualifiés de leurs spécificités. Elle expliquait également comment l’idée « que chacun doit être entrepreneur de son employabilité et savoir perdre son travail pour pouvoir en retrouver un ailleurs » est à présent bien ancrée dans le monde du travail.
Les créateurs ou repreneurs d’entreprise peuvent bénéficier d’une série d’aides de la part de Pôle emploi : exonération des cotisations, récupération de la moitié des indemnités restantes pour les verser au capital de son entreprise, etc.
Un jour, une petite goutte a fait déborder leur vase. Grégor, Amandine, Axelle, Luc et les autres, trentenaires, ont tout plaqué pour changer de travail et de vie. Pauline Antipot, réalisatrice du documentaire Les Petites Gouttes, duquel nous sommes partenaires, nous embarque cette semaine avec Amandine, ancienne graphiste aujourd’hui artisane céramiste à Toulon.
Pour présenter Amandine, tu dis qu’elle se définit comme une « apprenante » qui n’a plus peur. C’est ce qui t’a marquée dans son (nouveau) rapport au travail ?
Amandine me ressemble beaucoup dans son parcours professionnel : elle a fait des études, est ensuite entrée dans une agence de communication web à Toulon et a connu le monde de l’open space, de la cool attitude. Ce qui m’a frappée, c’est qu’elle est déterminée : à partir du moment où elle a décidé qu’elle voulait tout changer, elle a tout mis en œuvre pour que ça puisse arriver. Elle a d’abord fait un stage de céramiste, puis une demande de congé individuel de formation qui lui a été refusé. Elle a alors insisté et a obtenu de passer un CAP. Ce n’est pas du tout la même chose qu’obtenir un bac +6, c’est vraiment faire autre chose que de faire des études derrière un ordinateur !
Être apprenante, c’est faire preuve de beaucoup de courage. Quand elle a voulu changer de carrière, elle n’en a parlé à personne : elle a fait son stage de poterie sur son temps libre. Elle me racontait que pour elle, la peur c’est contagieux. Elle a craint qu’on ne lui dise : « Tu es folle tu n’y arriveras jamais. »
Quand je l’ai rencontrée, ça faisait un an qu’elle avait passé son CAP et elle venait de vivre 6 mois dans son atelier. Elle l’explique très bien, elle cuit une pièce pendant des heures et des heures, et si le four n’est pas assez chaud, sa pièce craquelle : c’est quelque chose qui lui demande du temps et le résultat n’est pas immédiat, contrairement à ce qu’elle faisait dans sa vie d’avant. Le procédé est identique quand elle peint, elle doit attendre que la pièce sèche, elle retrouve une temporalité plus naturelle.
La pièce qui sort d’un four pas assez chaud et qui craquelle, c’est ça pour elle « être apprenante » ?
Oui, mais aussi le fait qu’elle s’inspire de la vie sauvage, des journées de son chat [rires]. Son chat vit dans la conscience de l’instant présent et ne se projette pas, elle fait pareil. Son rapport au travail me fait penser à Mathieu Crawford et son livre Éloge du carburateur : il était universitaire dans de grandes écoles de Washington et du jour au lendemain, il a démissionné pour ouvrir un garage de réparation de moto ! Il a voulu faire quelque chose de concret, fabriquer et réparer, tout en étant dans l’utile et le durable. C’est un peu le cas d’Amandine qui travaillait sur le web : un site internet c’est très vite obsolète, les technologies qu’on utilise deviennent dépassées assez rapidement. Amandine, maintenant, fabrique des objets durables, même s’ils prennent du temps à produire. On retrouve des céramiques de l’époque des Grecs, elle s’inscrit dans le temps. Son changement de vie dans ce qu’elle produit s’est aussi fait dans l’organisation du travail.
Dans quelle mesure a-t-elle changé son organisation du travail ?
Elle travaillait dans un open space. Tout en me disant qu’elle n’y était pas adaptée. C’est terrible parce qu’elle a intériorisé que ce n’était pas l’organisation du travail qui posait problème, mais elle en tant que personne. Daniele Linhart l’explique très bien ! J’ai aussi travaillé en open space, c’est impossible de rester concentré plus d’une demi-heure. Comme elle a cru ne pas être adaptée, elle a trouvé une solution personnelle et individuelle : elle gère à présent son rythme toute seule et a totalement rejeté le salariat en tant qu’organisation collective du travail, qui l’a étouffée à un moment donné. Elle m’expliquait combien elle trouvait l’organisation oppressante et à l’origine de ses crises d’angoisse.
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Aujourd'hui, Amandine fabrique des objets durables. (Illustration Pauline Antipot)
Et comment parle-t-elle de sa condition de salariée ?
Elle se considérait comme « faisante », prestataire, un mouchoir jetable et estimait qu’elle n’était pas considérée. C’est tout un processus de désillusion : on nous fait croire qu’en étant cadre on va être libre, alors qu’en réalité, nous sommes juste un maillon de la chaîne de production. Le baby-foot et le boss sans cravate c’est simplement pour te faire produire plus gentiment.
Le baby-foot et le boss sans cravate c’est simplement pour te faire produire plus gentiment
La seule solution qu’elle a trouvée c’est d’en sortir parce que ça devenait invivable. Alors qu’elle travaillait non loin de chez elle, qu’elle avait un bon salaire et un CDI. Un schéma classique de quelqu’un dont on dit qu’il a réussi sa vie. Certes, elle a pu le faire, car elle est diplômée et a pu avoir le luxe de faire ces choix-là, soutenue par son compagnon.
Son chemin est assez individualiste, au sens où sa seule solution a été de quitter l’entreprise pour monter quelque chose seule. Le sens du collectif était-il absent au sein de son ancien travail ?
Elle a surtout intériorisé que le problème, c’était elle ! Après, elle était aussi isolée, mais ce n’est pas la seule : dans le monde des agences, personne n’est syndiqué, il n’y a aucune notion de collectif si ce n’est pour aller boire des verres en apéro et quelques moments de team building. Le collectif se fait sur le savoir-être, pas sur le savoir-faire. Nous n’avons aucune conscience du fait que ce n’est pas normal. Il n’y a aucun garde-fou ! Les syndicats ont ça de bien qu’ils sont des garde-fous : ils ont une connaissance à la fois du droit du travail et de l’histoire du droit du travail. Dans le monde ouvrier [qui reste très syndiqué, NDLR] il y a une mémoire. Daniele Linhart le dit très bien : en mai 68, ce sont les ouvriers et les étudiants, collectivement, qui ont pu faire bloc et ont arrêté de produire durant des semaines. Depuis le patronat en a pris bonne note et a mis en place une organisation du travail et une philosophie qui détruit ce collectif.
Dans quel sens ?
Aujourd’hui par exemple, on fait des entretiens individuels dans lesquels tu dois te fixer toi-même des objectifs. On te fait croire que c’est équitable, mais en réalité, la relation hiérarchique fait qu’il n’y a aucune négociation possible. Avant mai 68, un ouvrier n’aurait jamais été seul en entretien. Et difficile de fixer des objectifs avec une telle concurrence entre collègues : ils ne sont pas toujours à côté de toi, mais peuvent être aussi contre toi. Dans certaines entreprises, il n’y a pas assez pour donner des primes à tout le monde, ou des augmentations ou des évolutions de carrière, il faut donc être meilleur que l’autre pour pouvoir en bénéficier.
Aujourd’hui, Amandine n’est plus soumise à cette pression. Se sent-elle libre, à la hauteur de ce qu’elle espérait ?
J’ai passé une semaine avec elle, à une phase de son projet qui restait de l’apprentissage : elle n’avait pas commencé à vendre ses objets. Dans cette phase-là, elle me parlait d’une liberté absolue et qu’elle ne voulait plus dépendre de personne : dans la journée, quand elle veut s’arrêter, elle s’arrête, quand elle souhaite continuer, elle le fait aussi. Elle était dans un moment d’excitation, avait eu son droit à la formation et une aide à la création d’entreprise par Pôle emploi.
Amandine a regagné une liberté qu'elle avait perdue. (Illustration Pauline Antipot)
Tu dis qu’elle est libre, mais dans son travail, comment cela se manifeste-t-il ?
Dans les faits, elle ne s’arrête jamais… Dans sa vie aujourd’hui, elle n’a pour le moment pas besoin d’être rentable, elle se fixe en tant qu’artisane et va avoir à calculer de combien elle a besoin d’argent pour vivre, et quand elle s’arrête. Ce qui ne pouvait avoir lieu en agence où tu te dois d’être rentable et où les plannings sont très resserrés. Désormais, elle a conscience que c’est un luxe de pouvoir se former à un autre métier sans avoir de contrainte de rentabilité immédiate. Alors, oui, elle se sent libre, mais elle ne s’arrête jamais ! Pour une raison très simple : elle estime ne pas mériter de vacances et devoir travailler au maximum parce qu’elle sait la chance qu’elle a. À terme, elle a envie de revenir dans un monde du travail avec un modèle marchand, notamment pour pouvoir cotiser et permettre à d’autres personnes de vivre ce qu’elle a vécu.
Elle boucle la boucle donc ?
Oui, elle sait que ce n’est pas éternel et qu’elle est chanceuse ! C’est grâce à des luttes collectives qu’elle a pu bénéficier de cette formation. À travers des acquis sociaux. Ce qui peut paraître paradoxal pour un choix individuel… Elle a aussi intériorisé que ceux qui « profitent » du chômage sont des parasites. Et qu’elle ne mérite pas ses vacances. Mais qu’est-ce que le mérite ? Est-ce qu’on doit mériter le chômage ? Est-ce qu’on doit mériter notre place ? Pour moi non : les heures de travail d’Amandine en agence ont généré de l’argent et une partie de cet argent est placée dans la caisse d’assurance chômage ou de formation, cet argent étant réparti ensuite. Tous ceux qui sont ou ont été salariés ont droit à ces reversements de cotisation ! On a tendance à oublier que ce sont les travailleurs qui génèrent cet argent. Ceux qui peuvent y avoir droit, tant mieux pour eux. Au moins, ils essayent et ne restent pas dans une vie et un travail synonymes de souffrance. Quand Amandine me parlait de sa précédente expérience, elle me confiait qu’elle avait perdu le désir de vivre. C’est terrible. Alors oui, encore une fois, ce sont des problèmes de riches, mais ils sont importants parce que les arguments qui voudraient qu’avec un CDI bien payé on se doit d’être heureux, c’est du chantage à l’emploi. Amandine n’est pas coupable, elle fait partie d’un système…
Tous ceux qui sont ou ont été salariés ont droit à ces reversements de cotisation
C’est difficile de nommer un coupable ou un responsable dans le malheur d’Amandine et d’autres ?
Oui, mais il y a malgré tout une masse de gens qui organisent et pensent les conditions de travail. Par exemple au Medef, dans leur façon de négocier et d’être proche des personnes qui fabriquent la loi. Il existe des responsables de la précarité et de l’organisation du travail.
Sont-ce les seuls responsables ?
Disons que l’image qu’on véhicule sur les syndicats et le fait qu’ils ne soient pas exempts de tout reproche y contribue aussi. Parfois, dans leur façon de fonctionner ou leur moyen d’action comme une grève, ils laissent une impression de vieux système, qui n’est par exemple pas adapté au modèle d’une agence. Autre exemple, dans certaines entreprises, certains postes ont un turn-over impressionnant. Au lieu de se demander pourquoi les salariés ne restent pas à ce poste, on les remplace en se disant qu’ils n’étaient pas les bonnes personnes. Même si d’autres entreprises essayent de repenser une partie de l’organisation du travail, le fait qu’il faille être performant tout de suite empêche de penser au long terme.
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