La réforme de l’université fait débat : doit-on oui ou non imposer une sélection à l’entrée dans l'enseignement supérieur, au risque de laisser bon nombre d'étudiants sur le pavé ? Pour Annabelle Allouch, sociologue et auteure de La Société du concours, L'empire des classements scolaires, aucun doute possible : cette réforme s'inscrit dans un processus d'évaluation bâti sur le mérite individuel qui contamine non seulement l'école, mais aussi le monde du travail, sans se soucier des biais sociaux qui faussent ces procédés de sélection.
La sélection à l’université perpétue-t-elle les inégalités ? C’est en tout cas la thèse défendue par Annabelle Allouch, maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Picardie – Jules Verne et auteure de La Société du concours, L’empire des classements scolaires (Le Seuil, septembre 2017). À l’heure où son éventuelle mise en place ressurgit dans le débat public, entraînant l’occupation de plusieurs universités par des étudiants en colère, la chercheuse dénonce la contamination progressive de la logique de classement propre aux Grandes Écoles à l’ensemble de la société. Évaluation de la performance, New Public Management, concours télévisés… La notation s’étend progressivement au point de devenir la principale mesure du mérite individuel, sans qu’on s’interroge suffisamment sur les moyens déployés pour freiner la reproduction des inégalités dans l’accès à l’enseignement supérieur et aux postes qualifiés. Décrypté en son temps par Pierre Bourdieu, glorifié par un Nicolas Sarkozy ou un Emmanuel Macron dans leurs discours, l’idéal méritocratique qui sous-tend cette passion française pour les concours est ici décrypté à l’aune de sa récupération par la doctrine néo-libérale et ses apôtres.
Votre ouvrage repose sur l’idée d’une imprégnation croissante de la culture du concours et de la notation, non seulement dans la sphère scolaire mais également dans le monde du travail. Pour vous, la mise en place de la sélection à l’université est l’aboutissement logique de ce processus de sélection généralisé…
Effectivement, je défends l’idée qu’il n’y a pas de différence entre la sélection à l’université et les concours des grandes écoles. Lorsqu’on pense en sociologue, comme c’est mon cas, on s’aperçoit que ces deux logiques relèvent du même processus social. Je n’invente rien, Bourdieu l’avait déjà très bien décrit : la logique de concours, c’est ce qui transforme des micro-différences académiques en statuts sociaux pérennes. Qu’on soit sélectionné à l’université ou dans les Grandes écoles (à l’Ecole Normale supérieure, à Polytechnique), on est dans cette même logique de transformation des micro différences académiques et de classement ; le problème c’est que cette forme de classement scolaire circule dans la société et s’impose partout, souvent au mépris de toute autre forme de légitimité politique et institutionnelle.
Comment expliquez – vous l’emprise de cette culture du classement et de la sélection sur la société française ?
Cette culture du classement dans notre société bénéficie d’une légitimité historique très forte. Il faut remonter très loin, à la révolution française, pour comprendre l’emprise qu’exerce cette culture du classement sur la société. En France, le classement scolaire continue à incarner le contrat social entre l’État et le citoyen : contre l’Ancien régime où tout est fondé sur la naissance, contre l’aristocratie, le concours incarne la promesse républicaine que l’État reconnaîtra à sa juste valeur le talent du citoyen (l’École polytechnique a été fondée en se basant sur ce postulat). Derrière chaque concours des grands corps de l’État, il y a l’idée que ce n’est plus la naissance mais la reconnaissance du talent et du mérite individuel qui justifie l’accès à une fonction. Sauf que cette idée était biaisée d’office par les inégalités sociales de départ qui n’ont pas été suffisamment compensées par l’école. Malheureusement, cet héritage historique rend cette culture du classement absolument indéboulonnable : sa légitimité est fondée sur une révolution politique qui n’est rien de moins que le pacte républicain qui subsiste aujourd’hui.
Le concours incarne la promesse républicaine que l’État reconnaîtra à sa juste valeur le talent du citoyen
Partager sur twitter
L’accès à cet article n’est pas réservé à nos abonnés
Car des abonnés, à L'imprévu, nous n'en avons pas. Grâce à nos lecteurs-membres, tous nos articles sont en accès libre et sans publicité. En devenant lecteur-membre, vous profitez d'avantages uniques pour un média : des rencontres, des formations, un groupe de discussion avec nos journalistes et bien plus encore. Alors, vous venez ?
Cette logique s’appuie notamment sur l’idée de méritocratie, dont vous retracez également la généalogie…
La méritocratie est un concept très français, même si on en parle aussi aux Etats-Unis (en lui donnant une autre signification, plus individuelle, moins liée à l’Etat. Il est aussi historiquement daté : ce vocabulaire du mérite arrive par le biais des étudiants et les mouvements sociaux qui commencent à se mobiliser dans les années 1960. A partir de mai 68, on s’aperçoit en consultant les archives des écoles (de SciencesPo Paris notamment) que le vocabulaire du mérite explose dans les revendications des jeunes. A elle seule, cette nouvelle revendication souligne toutes les ambiguïtés du mouvement de mai 68 car le mérite est une idéologie infiniment individualiste : le mérite est toujours individuel ; ce n’est jamais quelque chose de collectif. Et surtout, c’est une chimère qui légitime la reproduction des inégalités. Attention, je ne dis pas que l’idée de mérite n’était pas belle au départ : l’idée du mérite était même très belle mais appliquée à une institution scolaire qui fonctionne avec très peu de moyens et beaucoup d’idéaux elle s’est retournée contre ceux qu’elle prétendait favoriser.
L’idée de mérite légitime la reproduction des inégalités
Partager sur twitter
Dans quel sens ?
Là aussi, c’est quelque chose que Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et tant d’autres depuis comme François Dubet et Marie Duru-Bellat analysent très bien ; le mérite n’existe pas en soi, mais a une fonction politique, idéologique : il vise à légitimer les inégalités à l’école. C’est d’ailleurs ce qui explique que la méritocratie, une idée de gauche issue des revendications de mai 68, ait pu aussi facilement être récupérée par la droite qui en a même fait des slogans de campagne. Derrière l’idée de mérite, il y a l’idée de hiérarchie, de classement, de performance individuelle, qui colle parfaitement avec les exigences du néo-libéralisme.
C’est pourquoi il est aussi facile pour des politiques de droite – Nicolas Sarkozy en tête – de faire l’éloge de la méritocratie : d’une idéologie fondée sur l’évaluation de chacun – le néolibéralisme – à la culture du mérite, il n’y a qu’un pas. D’où l’intérêt de penser ensemble mérite et performance individuelle ; pour moi, la performance exigée des uns et des autres dans le monde du travail est la dimension nouvelle du mérite, qui a été dévoyé de son but originel par le néo-libéralisme. Les évaluations à la performance dans les entreprises ne sont que le prolongement logique des concours des grandes écoles ou – désormais – de la sélection à l’université. Même l’administration s’y est mise avec la diffusion des théories du New Public Management, qui alignent la gestion publique sur l’organisation du secteur privé.
Vous décrivez également les mécanismes par lesquels les individus intériorisent cette logique de classement et de mise en compétition permanente des uns et des autres…
L’emprise de cette logique sur les esprits est très forte : cela démarre dès l’école où la culture de la notation est institutionnalisée. Résultat, dès le plus jeune âge, les individus intériorisent le fait que l’ordre social repose sur la notation et le classement. On a fait du classement scolaire une expérience naturelle, qui va de soi.
Le néo-libéralisme a pu prospérer car le système scolaire, dans son fonctionnement, favorise la mise en compétition des individus
Partager sur twitter
Cette mise en compétition préexistait au néo-libéralisme : je pense que les politiques de New Public Management n’auraient pas imprégné avec autant d’efficacité les individus si ça n’avait pas été complètement compatible avec cette culture du mérite bâtie par le système scolaire. Le néo-libéralisme a pu prospérer car le système scolaire, dans son fonctionnement, favorise la mise en compétition. Ce qui est terrifiant c’est qu’on en revient du coup à une forme de darwinisme social total car dans le même temps, on manque de moyens financiers pour résorber les inégalités de départ entre les élèves.
A quel moment y a-t-il eu selon vous convergence entre la culture républicaine du mérite et le néo-libéralisme ?
Selon moi, c’est au tournant des années 2000 que s’est accélérée la conversion de la société au néo-libéralisme. C’est ce que décrivent parfaitement Pierre France et Antoine Vauchez dans leur ouvrage Sphère publique, intérêts privés (Presses universitaires de SciencesPo, septembre 2017). Ils expliquent que c’est à ce moment là que s’opère un croisement entre public et privé et que la frontière devient de plus en plus floue, y compris dans la manière de manager le personnel des administrations, avec l’introduction de ce que j’évoquais plus haut, les théories du New Public Management.
Vous évoquez également une « une extension du domaine du concours » qui pénètre des sphères et des populations jusqu’alors épargnées par cette logique de classement…
Effectivement, cette culture du classement scolaire a aussi imprégné un certain nombre de produits culturels : la téléréalité, les concours télévisés sont aussi fondés sur la sélection. Le problème c’est que son emprise prend de l’ampleur à mesure que la fascination sociétale pour la sélection s’étend, pénètre des domaines jusqu’alors épargnés. Pour moi, ça va croissant : désormais les individus ont tendance à avoir du mal à se construire en dehors du prisme de la sélection et du classement. C’est pour ça que je parle dans mon ouvrage d’une « une extension du domaine du concours » : j’observe une diffusion de cette logique de sélection dans des domaines qui n’ont rien à voir avec l’école. C’est un processus qui circule et dont la légitimité reste intacte ; il y a une sorte d’autonomisation de la logique de concours qui va circuler et s’étendre au-delà des cadres scolaires et même des statuts de la fonction publique.
La logique du classement scolaire a imprégné un certain nombre de produits culturels
Partager sur twitter
Ce qui me scie, c’est que c’est un mode de perpétuation des inégalités particulièrement redoutable mais qui atteint une telle légitimité économique et sociétale qu’il va perdurer. La ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal met actuellement en place des mécanismes de sélection tout en sachant pertinemment qu’il y aura des biais sociaux, que certains seront naturellement favorisés du fait de leur éducation, de leur entourage, de leur capital social et culturel… Mais elle n’évoque bien entendu jamais le sujet. La question de l’augmentation des moyens dédiés à l’éducation, qui seule permettrait de résorber ces inégalités, n’est jamais évoquée non plus.
Il est également assez intéressant de constater que les élites tentent de dupliquer le mode de recrutement qui leur a permis d’accéder à leurs fonctions. Dans la perception qu’ils ont de l’université, c’est un peu ce lieu bizarre où on n’a pas besoin d’être sélectionné scolairement pour accéder à un savoir. Notre président de la République, à cet égard, perpétue à merveille cette logique de sélection : on a quand même quelqu’un qui n’a jamais été élu démocratiquement avant l’élection présidentielle, un conseiller du prince dont l’expertise repose sur des titres scolaires eux-mêmes fondés sur des concours. On peut supposer que dans ce cas-là, il est d’autant plus difficile de penser un rapport au savoir aussi différent que celui proposé par l’Université non-sélective.