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Aux origines du mot travail, il y a un instrument de torture, trepalium. S’il résonne particulièrement aujourd’hui, le travail c’est aussi une façon de se construire, et de se définir dans notre société.
Après avoir réussi l’examen du certificat de capacité professionnelle et obtenu la carte professionnelle, le chauffeur de taxi doit, pour pouvoir exercer son activité, être titulaire d’une autorisation de stationnement (ADS) sur les places réservées aux taxis, communément appelée « licence de taxi » ou « plaque », soit exercer comme locataire ou salarié pour le compte d’un exploitant titulaire d’une ADS.
Le contrôle par les pouvoirs publics du nombre de taxis remonte au Front populaire : à la suite des accords signés en 1936 avec la profession mécontente de l’accroissement de la concurrence (déjà !), le gouvernement légifère et le numerus clausus est instauré par décret préfectoral faisant passer les taxis parisiens de 32 000 à 14 000. En 2006, soit soixante-dix ans plus tard, la capitale en comptait 15 300…
Introduit en France en 2014, UberPop était un service de mise en relation avec des chauffeurs non professionnels utilisant leur voiture personnelle. Alors qu’Uber avait été poursuivi devant plusieurs tribunaux français, la justice européenne avait estimé que la France et les autres pays de l’UE étaient parfaitement en droit de l’interdire.
La loi Thévenoud rend incessibles les licences acquises à partir de 2014. Désormais, les licences distribuées gratuitement par l’État sont valables cinq ans renouvelables. Seules les licences attribuées avant cette date peuvent être revendues.
« Comme les céréaliers de la Beauce mettent en avant les agriculteurs de montagne pour optimiser leurs profits, la famille Rousselet avance masquée derrière les petits artisans taxis. »
Manque de taxi en circulation dans les grandes villes, difficultés des chauffeurs à joindre les deux bouts, les reproches faits au système actuel ne tarissent pas. Avec, en ligne de mire, le faible nombre de licences en circulation et la concurrence accrue des VTC. Deux facteurs que tentent de réguler les pouvoirs publics, sans succès, depuis 2008.
Depuis huit ans, Milan roule nuit et jour dans Paris, à la recherche de clients qui ont besoin d’un taxi. « C’est un très beau métier, chaque course est une aventure différente et vous rencontrez des gens de toutes couleurs, de toute éducation », le fringant chauffeur ne manque pas d’éloge sur son quotidien. Pourtant, même s’il est libre dans la gestion de ses horaires et « jamais fauché parce que vous pouvez toujours faire un client pour vous acheter une baguette de pain », il ne décolère pas.
Contrairement aux artisans taxi, propriétaires de leur véhicule et de leur licence de circulation, Milan est chauffeur-locataire et verse, tous les mois, une coquette somme à l’entreprise qui lui loue plaque et véhicule. « Vous partez, vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros. Vous devez les faire tous les jours pour être à 0 avant même de penser au gasoil, aux charges sociales puis à votre famille, c’est très difficile d’y arriver. » Mais la société de location, qui possède un ensemble de licences, n’est pas le seul objet de son ire.
Vous mettez la clef dans le contact et vous êtes déjà déficitaire de 120 euros.
Depuis la fin des années 2000 et l’arrivée des plateformes comme Uber, Milan sent que la concurrence est rude. Si les chauffeurs de taxi, dont le nombre est limité par celui des licences en circulation, ne sont pas assez nombreux pour répondre à l’offre et ont bénéficié pendant des années d’un certain monopole, les VTC peuvent tout à fait satisfaire la demande. La montée en charge de ces applications et les législations successives ont effrayé les traditionnels chauffeurs-locataires, jusqu’à leur faire atteindre un point de non-retour au milieu de l’année 2015.
Rétention de licences
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C’était un jeudi, le 25 juin 2015. Deux jours après un vain message d’apaisement de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, à l’Assemblée. Dans la guerre qui oppose les chauffeurs de taxi aux VTC, cette journée de blocage a marqué tous les esprits et fait figure de paroxysme : c’est UberPop, le service d’Uber, qui a allumé le feu. L’entreprise permet au moindre quidam non professionnel de proposer à la vente les places libres de son véhicule. Derrière, les chauffeurs-locataires, comme Milan, et les artisans taxis, fulminent et s’attaquent (physiquement) au symbole Uber, quel qu’il soit. De leur côté, les chauffeurs VTC, dans leurs berlines sombres, invitent les clients à monter à l’avant de la voiture ou les déposent loin du tarmac à Roissy pour éviter le caillassage en règle de leur voiture. À Paris, Porte Maillot, les voitures des VTC sont retournées, tortues sur le dos à l’entrée du périph’. À Marseille, des tas de pneus brûlent, diffusant dans l’air une odeur âcre et une épaisse fumée noire. Et ici ou là, les chauffeurs en viennent aux mains.
Dans une lutte qui s’était déroulée jusqu’à présent dans le calme (et dans les couloirs feutrés de l’Assemblée), les esprits s’échauffent, les chauffeurs craquent. Les dernières lois ne leur sont pas favorables, la concurrence les fragilise, tout concorde pour leur faire perdre patience. Ils sont à l’affût du moindre mouvement sur la question des licences de circulation ou autorisation de stationnement (ADS). Distribuées au compte-goutte par la Préfecture et dépendantes du bon vouloir du ministère de l’Intérieur, garant de la sécurité routière, elles sont par exemple un peu plus de 17 000 à Paris. Un chiffre resté quasiment inchangé depuis…1937, date d’entrée en vigueur du numerus clausus dans la profession. À Paris, deux sociétés se partagent une très grande partie du « pactole » : G7-Taxis Bleus et Alpha taxi ou GESCOP (2 500 chauffeurs environ, sociétaires de l’entreprise). En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années, le temps que leur place sur la liste d’attente de la Préfecture de Paris leur permettre d’obtenir une licence, et de devenir enfin vraiment indépendant.
17 924 Le nombre de licences autorisées sur le marché des taxis parisiens en 2018Partager sur twitter
Préfecture de Police de Paris
Au coeur d’un marché régulé, le numerus clausus catalyse toutes les colères. Et pousse à la spéculation : derrière la rareté de l’offre de licences en circulation somnole un marché, noir jusqu’en 1995, puis légalisé par Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. Les licences représentent un véritable investissement pour les chauffeurs, qu’ils la vendent après l’avoir obtenue gratuitement par la Préfecture ou qu’ils l’aient achetée puis revendue bien plus chère. C’est aussi une rente pour les sociétés de location de licences qui en détiennent des centaines, en grande majorité rentabilisées.
Alors quand en 2014, un an auparavant, le député Thomas Thévenoud, nommé médiateur auprès des taxis, propose de mettre fin au marché de revente à Paris, Toulouse, Lyon, Marseille ou encore Nice, c’en est trop. Loin de l’ambiance bon enfant des manifestations saucisses-merguez de la Place de la République à Paris, les chauffeurs de taxi réclament en ce mois de juin 2015 une meilleure régulation de leur profession. Parmi eux, les chauffeurs locataires, qui pour la plupart figurent sur une liste d’attente pour récupérer une licence, comprennent très vite qu’avec la loi tout juste promulguée, c’était terminé.
L’État tente depuis trois quinquennats de jouer son rôle d’arbitre en introduisant au compte-goutte des mesures visant à ouvrir le marché à la concurrence, en vain. (Illustration : CC BY-SA Vladimer Shioshvili)
La bataille contre UberPop ? Un symbole. Irrités par la rétention de licences depuis des années, les chauffeurs-locataires s’en prennent à des VTC ayant surfé sur la pénurie de taxis dans la capitale. Sans doute ont-ils visé le mauvais ennemi. Ils tirent à boulets rouges au lieu de s’interroger sur les raisons du numerus clausus. Cela, Milan l’a découvert avec le temps. Il a désormais compris que l’accès aux précieuses licences constituait, pour lui et pour les autres chauffeurs-locataires parisiens, le nœud du problème.
Thévenoud, l'espoir déçu
Pour Milan et ses confrères bloqués dans le statut de locataire, un mince espoir avait pourtant surgi lorsque le gouvernement socialiste avait confié à Thomas Thévenoud, député socialiste de Saône-et-Loire, le soin de préparer un texte de loi ordonnant la concurrence entre taxis et VTC. Car l’ambition affichée par le député excède alors largement le conflit opposant Uber aux taxis. Dans le rapport préliminaire au texte de loi, il proclame clairement son intention de rééquilibrer les rapports entre les sociétés de taxis et leurs chauffeurs-locataires, au profit de ces derniers. « Les conditions d’exercice de leur profession par les chauffeurs de taxi, notamment les plus fragiles économiquement, doivent être améliorées », peut-on lire dans le rapport.
« L’attribution de licences gratuites doit être assainie pour profiter aux chauffeurs exerçant véritablement le métier de taxi plutôt qu’à des fins de spéculation », annonce ce même document. « Ces mesures permettraient de réduire fortement le temps d’attente des locataires avant l’obtention d’une autorisation de stationnement gratuite. » À l’époque, chacun y voit une déclaration de guerre aux sociétés telles que G7, dont le modèle économique repose précisément sur la rente détenue grâce à l’inflation du prix des plaques. Sauf que la solution choisie, in fine, dans le projet de loi, ne fait guère les affaires des chauffeurs-locataires. Elle met fin au système de revente parallèle des licences. Désormais, celles-ci seront seulement attribuées gratuitement par mairies/préfectures aux chauffeurs sur listes d’attente. Sur le papier, la réforme a tout pour séduire.
Et elle doit surtout permettre le basculement d’un système de licences cessibles et rares à un système de licences non cessibles et nombreuses. Sauf qu’elle crée en même temps une nouvelle inégalité entre les détenteurs d’une licence encore cessible (tous ceux ayant acquis leur licence avant 2014), et ceux qui l’acquéreront après 2014.
Pour Milan et ses collègues encore locataires, c’est la douche froide. Nouveaux acquéreurs potentiels, attendant depuis plusieurs années d’accéder au Graal – la licence – ils se sentent spoliés. Milan, déjà proche de la retraite, envisageait l’acquisition de la licence comme la possibilité de se constituer une épargne pour ses vieux jours. Face à ce constat, les mesures mises en place pour améliorer son statut de locataire sont jugées « cosmétiques » et « hypocrites ».
Une fois de plus, la loi semble donc en tous points satisfaire les intérêts des propriétaires de licences, G7 et artisans taxis en tête. D’un côté, elle maintient leur rente constituée grâce à la spéculation sur les licences acquises avant 2014. De l’autre, elle instaure de nouvelles contraintes manifestement destinées à empêcher l’essor du marché des VTC et limite de facto la concurrence. Elle fixe notamment le quota de 250 heures de formation pour accéder à une licence VTC.
Longtemps en situation de monopole, les taxis se sont sentis menacés par l'apparition des plateformes. (Illustration CC By sa Claire Berthelemy)
Face à la violence des manifestations de juin 2015 , le gouvernement est contraint de légiférer à nouveau et de nommer un deuxième médiateur… Laurent Grandguillaume, député de Côte d’Or, est chargé d’apaiser les chauffeurs de taxi en légiférant dans leur sens.
Coup d'épée dans l'eau
Une mission prise au sérieux par le médiateur qui propose une série de mesures, dont l’interdiction aux chauffeurs VTC de transporter plusieurs personnes s’ils ne possèdent pas de licence « VTC ». Cette dernière nécessite de justifier de 12 mois d’activité. Sinon, retour à la case départ : le passage de l’examen fixé par la loi Thévenoud qui est extrêmement contraignant. Pour sauver les apparences, la loi doit cependant garantir une augmentation du nombre de taxis en circulation. Une manière de compenser la saignée annoncée chez les VTC, et de satisfaire les consommateurs, peu désireux de voir de nouveau diminuer l’offre de transport dans les grandes villes.
Là aussi, le rapport préalable à la loi Grandguillaume, rendu public le 26 février 2016, affichait de hautes ambitions. Pour remédier à la carence de licences en circulation, Laurent Grandguillaume propose le rachat, par l’État, des licences non utilisées par les chauffeurs de taxi. Ceux-ci, confrontés à la chute du prix des licences, hésitant à les revendre à perte. L’État leur garantit un « capital retraite basé sur la valeur d’acquisition de leur ADS (licence), tenant compte de l’inflation, en échange de leur retrait du marché ». En retour, pour chaque plaque retirée, une licence pourrait « être délivrée à titre gratuit ou louée pour une durée limitée » à un autre taxi.
Le rapport n’oublie pas les locataires puisqu’il propose de donner la priorité aux locataires et salariés des sociétés telles que G7 & co dans l’accès aux licences libérées par la création du fonds de garantie, ainsi que dans celles traditionnellement délivrées par les pouvoirs publics.
Alors, que s’est-il passé entre ce rapport et la constitution du projet de loi ? Car rien de tel ne figure dans la version définitive du texte. Ni le fonds de garantie, ni la facilitation de l’accès aux licences pour les locataires ne sont finalement votés. À demi mots, Laurent Grandguillaume, à qui nous avons posé la question, nous confie que les sociétés de taxi ne voulaient pas contribuer au financement du fonds de garantie, et ont poussé les syndicats contre le projet. « Du coup, le gouvernement a préféré ne rien faire », regrette-t-il.
Des alertes qui n'ont pas été écoutées
Pourtant, avant Thomas Thévenoud et Laurent Grandguillaume, un véritable mouvement d’ouverture à la concurrence et de régulation du secteur avait été entamé. Ainsi, en 2014, Thomas Thévenoud suit les préconisations du rapport Attali et la position affirmée de Michèle Alliot-Marie d’ouvrir à la concurrence. En 2008, sous la plume d’Emmanuel Macron, rapporteur adjoint, le rapport Attali enjoint à chambouler l’ensemble du secteur, jusque-là plutôt préservé et que se partagent quelques grosses sociétés telles que G7 (et Taxis bleus) et la GESCOP. Et d’ouvrir 8 000 licences supplémentaires pour absorber la demande, en distribuant une licence à tous les chauffeurs sur liste d’attente. Un véritable scandale pour les chauffeurs ayant acheté leur plaque au prix le plus fort. « Les chauffeurs de taxi ont fait grève à ce moment-là pour dénoncer l’augmentation du nombre de plaques à Paris, ils voulaient protéger leurs licences », nous explique Milan qui ajoute : « Ils refusaient l’augmentation du volume de taxis, parce que les artisans avaient peur de voir chuter les prix. » Et, de fait, de perdre une partie de leur investissement, obtenu à grand renfort d’économies personnelles.
En plus d’entretenir une offre de taxis insuffisante à Paris, ce système de monopole maintient les chauffeurs-locataires sous l’eau pendant plusieurs années (Illustration : CC BY Carlos ZGZ)
Dans la foulée du rapport Attali, Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, le martèle, il faut ouvrir à la concurrence. Tout en préservant le puissant lobby des taxis, lequel est frontalement opposé à Jacques Attali par la figure de Rousselet fils, homme de fer de la G7. Après avoir vidé toute la proposition de sa substance – aidée par les sociétés de taxi donc -, MAM concède de maigres avancées le 28 avril 2008. Devant un parterre de chauffeurs et de journalistes, réunis pour l’ouverture du Congrès de la Fédération nationale des artisans taxis, la ministre déclare : « Je souhaite que le nombre de 20 000 taxis soit atteint d’ici 2012 [à Paris, NLDR], avec la mise en circulation de plus de 1 200 taxis dès la fin de 2008 ». Un mois après, un accord est signé avec les principaux représentants, préservant une organisation à la papa.
Mais la loi Novelli en remet une couche quelques mois après la publication du rapport Attali : il faut ouvrir à la concurrence et, surtout, encadrer légalement les VTC en leur dédiant un statut spécifique. Une hérésie pour les chauffeurs qui voient alors d’un mauvais oeil la légitimation par la loi d’une profession qui ne leur semble pas être la leur. « C’est un autre métier », confie Christian, chauffeur de taxi sociétaire, « même s’il y a un tronc commun ». Au chapitre de la loi Novelli, « transport de tourisme avec chauffeurs », il est ainsi précisé que la « grande remise » – c’est-à-dire le transport dans des voitures de luxe – aura pour voisine la « petite remise », à savoir les actuels VTC. Ces derniers, avec une simplicité déconcertante, pouvaient alors entamer leur activité : il suffisait de remplir une procédure d’immatriculation au registre des VTC et Roulez jeunesse ! À ceci près que ni les voitures ni les chauffeurs ne pouvaient « stationner sur la voie publique si elles n’ont pas fait l’objet d’une location préalable, ni être louées à la place ». Un coup de bambou pour les chauffeurs de taxi qui attendaient patiemment une autorisation de stationner et se voyaient dépassés par les progrès technologiques et l’essor des smartphones et autre dispositif de réservation dématérialisée, utilisés par des chauffeurs non limités en nombre.
De toutes ces batailles, c’est l’avortement du fameux Fonds de garantie promis par Laurent Grandguillaume que Milan a le plus de mal à digérer. Notamment parce qu’il lui aurait peut-être permis de sortir de ce statut de chauffeur-locataire. « Reprendre les licences non exploitées, c’est ce qu’il aurait fallu faire. Cela aurait enfin permis aux locataires de sortir de ce statut », se désole-t-il. Dans l’attente d’une législation (enfin) favorable aux chauffeurs-locataires, Milan continue de recevoir toutes les semaines des messages vocaux de la société qui lui loue sa licence l’incitant à rembourser la « dette » contractée auprès de la société au plus vite. Par « dette », il faut comprendre le cumul des forfaits de location non acquittés, lorsqu’il ne trouvait pas suffisamment de client pour remonter son compteur à 0. Fataliste, il a définitivement renoncé à l’idée qu’il pourrait, un jour, devenir indépendant
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Premier de corvée
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Vincent, sixième petite goutte du documentaire de Pauline Antipot a quitté son statut précaire de développeur freelance pour monter une SCOP avec deux autres associés. Résultat, un gain de sérénité.
Il y a quelque chose de différent chez Vincent par rapport aux autres Petites gouttes ?
Vincent est celui, parmi les petites gouttes, qui a le plus redéfini son rapport au travail : il n’a pas changé de métier, mais a réfléchi sur les normes et s’en est affranchi. Il a quitté cette pression sociale et familiale et les conditionnements qui vont avec. C’est celui qui répond le mieux à la problématique du documentaire : qu’ont fait ces trentenaires pour changer le travail ?
Qu’a-t-il accompli de si marquant ?
Il était développeur indépendant, à son compte donc, travaillait bien et avait un certain nombre de clients. Le plus souvent, il créait des sites de e-commerce. Sa situation était confortable financièrement, mais il n’avait pas de visibilité à long terme sur son travail et le type de clients qu’il aurait : être indépendant, c’est souvent prendre le premier client venu parce qu’on est à flux tendu. Il a décidé de monter une SCOP avec deux amis il y a quelques années. Et la différence avec d’autres entreprises ou d’autres petites gouttes, c’est qu’ils ont monté cette SCOP, non pas pour des questions de croissance ou de bénéfices, mais simplement pour lisser leurs revenus à trois et pérenniser leurs emplois, tout en ayant le luxe de choisir leurs clients.
Comment ont-ils procédé ?
Ils ont calculé leurs coûts fixes en partant des salaires qu’ils souhaitent avoir, ce qu’ils doivent sous-traiter parce qu’ils ne sont pas capables de le faire, etc. Cette somme dont ils ont besoin mensuellement peut être récupérée en facturant entre 6 et 10 jours de travail par mois et par personne. lls ont annualisé leurs revenus également. Le reste du temps, comme le travail n’est pas pour eux synonyme de souffrance, ils travaillent quand même pour participer à la communauté du libre : ils développent des outils et des fonctionnalités qu’ils mettent gratuitement à disposition de la communauté. Cette façon de faire leur a permis de rester en veille et d’être toujours à la pointe. C’est un service de R&D en quelque sorte. Ce temps qu’ils passent à travailler sans valeur dans le capital, en réalité, ça leur permet de se positionner comme des experts, ce qu’ils peuvent facturer ensuite. C’est un cercle plutôt vertueux.
Le travail n’est pas pour eux synonyme de souffrance
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On apprend aussi qu’un des trois associés, tout jeune papa a pu augmenter son salaire en fonction de ses besoins, non pas en fonction de son travail. Pourquoi ?
Parce qu’ils ont redéfini ce qu’était un salaire : il ne vient pas récompenser une heure de travail, mais vient couvrir un besoin ! Au tout début, ils étaient payés au SMIC, puis ils se sont augmentés à 1600 euros net, sauf celui qui est devenu papa qui gagne plus à présent. Effectivement, une personne a eu besoin de plus d’argent et ils ont décidé tous les trois que l’un d’entre eux avait un besoin en plus du leur. Ils ont donné une valeur financière au fait d’élever un enfant, ce qui dans notre société n’existe pas.
Vincent est quelqu’un qui reconnaît facilement qu’il n’est pas un grand lecteur, pourtant cette philosophie du salaire et du travail, c’est celle du sociologue Bernard Friot dans “Salaire à vie”. Ils redonnent une valeur à une activité qui n’est pas reconnue comme productive au sens du capital. Ils se sont libérés et affranchis d’un patron. Et du modèle du capital.
Le marché du développement de sites dans lequel ils évoluent joue beaucoup sur leur réussite, non ? Ou a minima sur leurs possibilités de réussir à développer leur SCOP pour un salaire minimum ?
Ils sont intégrés dans un marché porteur et la demande existe, les entreprises du capital veulent effectivement mettre de l’argent dans leur activité. Après, ce sont des gens qui travaillent et qui vendent leur savoir-faire à des entreprises qui ont un besoin. Une différence néanmoins [avec une entreprise plus classique, NDRL], c’est qu’ils sont tous les trois propriétaires de leur outil de production. Certes, ils sont trois et pas quinze, mais surtout, l’un des ingrédients essentiels qu’ils ont en main, c’est la confiance. Ils se font confiance.
Vincent, développeur et sans domicile fixe (Illustration Pauline Antipot)
Ils ont eu affaire à un client dit “difficultateur”, nocif pour le projet. Dans ces cas-là, soit il faut le faire changer, évoluer, soit il faut le faire sortir. Parce qu’ils travaillent non pas pour le client, mais pour le projet et les utilisateurs. Avec ce type de clients, il vaut mieux cesser de travailler. N’étant pas dans une précarité financière, ils ont ce luxe de dire non.
Leur aventure a l’air assez idyllique. Même si on creuse un peu ?
Étonnamment, leur SCOP a bien roulé les premières années. Mais une fois de plus, ce sont des personnes qui travaillent dans les solutions dites libres et dans cette communauté, ils sont des rock stars du web. L’un des associés travaillait pour Mozilla et ils ont bénéficié de leur notoriété au sein de cette communauté.
Quand je l’ai revu, nous avons déjeuné ensemble et il me racontait que la période n’était pas facile, notamment parce qu’ils n’ont plus autant de visibilité qu’avant sur la trésorerie. Et parce que les cotisations dans une SCOP sont plus élevées que dans une SARL.
Cette situation pourrait mettre en péril leur entreprise ? Leurs envies ?
Ce sont des gens qui adorent travailler ensemble ! Comme ils se font confiance, les conflits sont mineurs, ils n’ont pas pris le pas sur le reste. Vincent dit par exemple qu’il fait plus confiance aux autres qu’à lui-même. Alors que leur entreprise rencontrait quelques problèmes de trésorerie, Vincent a appelé leur comptable pour lui demander de baisser son salaire, le temps que pourrait durer la crise qui commençait tout juste. Le comptable lui a répondu que chacun avait fait ça en attendant que l’entreprise aille mieux !
C’est l’intérêt général qui prime sur l’intérêt personnel
C’est l’intérêt général qui prime sur l’intérêt personnel, c’est lié à leur parcours, mais aussi parce que c’est le collectif qui leur permet de pérenniser leur emploi. Le risque, c’est que des concurrents arrivent, qu’ils perdent leur valeur ajoutée. Même s’ils auront sans doute toujours une longueur d’avance. Les clients viennent chercher leur façon de travailler, leurs méthodes et leurs compétences en code. Avec eux, ils définissent des objectifs, des problèmes et des besoins et priorisent ce qui doit être développé dans différents lots. Vincent et ses deux associés travaillent ensuite par phase de quinze jours, ils développent une partie des fonctionnalités, puis facturent et réfléchissent à voir s’ils veulent continuer d’avancer avec le client. On fantasme tous sur ce dont va avoir besoin l’utilisateur, mais tant que ce n’est pas testé, on ne sait pas si on va dans la bonne direction. Tout ça pour dire que Vincent n’aurait pas pu le faire seul !
Comment parle-t-il de son virage de freelance à sa SCOP ?
Pour lui, c’est une suite logique. C’est quelqu’un d’incroyable, car il a mûri sa façon de vivre : en devenant salarié sans patron, il est sorti de la philosophie du capitalisme. Et il a même abandonné son logement !
Comment ça ?
Au tout début, ils louaient des bureaux à Montpellier, et au fur et à mesure qu’ils devaient aller voir un client à Paris, un autre à Lille, ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas souvent dans leurs bureaux et que leur métier leur permettait de travailler n’importe où pourvu qu’ils y aient une bonne connexion Internet. Ils se sont dit “essayons de ne plus louer de bureau !” De son côté, Vincent s’était préparé à ne plus avoir d’appartement non plus.
Comment en est-il arrivé là ?
Il s’est dit qu’il fallait réfléchir à ce qu’il n’avait pas utilisé depuis trois mois ou plus. Ce dont il n’avait pas besoin est parti. Puis un mois, puis quinze jours. Et aujourd’hui, tout tient dans son sac à dos, qu’il considère même superflu. Sa démarche ressemble beaucoup à celle des mouvements minimalistes au Japon. Il ne lit pas beaucoup, mais les discussions avec d’autres l’inspirent.
Il apparaît être le plus seul de toutes les petites gouttes.
Il vit seul, il n’est pas dans une relation “stable”. Maintenant, en termes d’amitié, comme il est mouvant, il peut aller chez des amis partout dans le monde. Il ne les voit pas souvent, mais quand il les voit, c’est chez eux et sur du long terme. Il expliquait qu’il était vite dans ses habitudes quand il était installé à Montpellier. Ses relations sont devenues plus qualitatives à mesure que la fréquence à laquelle il les entretenait était moindre. Il est en tout cas le seul des Petites Gouttes à avoir construit sa stabilité autour du travail.
Cette solitude est-elle un problème pour lui ? Et la place du travail ?
Ce n’est pas un problème, non. Il utilise une métaphore de l’arbre et de l’oiseau, dans laquelle il a catégorisé les personnes qu’il rencontre. Les arbres ont des racines, et sont ancrés dans un territoire. Pour les arbres, sa vie est complètement instable. Lui se définit comme un oiseau et trouve sa stabilité dans le mouvement, comme un enfant qui marche.
Au départ, il y avait, comme Adèle, le rejet de l’individualisme, aussi un besoin de retrouver du collectif, comme Grégor. Il veut retrouver de la bienveillance et de la communication.
Nous avons vu Gregor, Amandine, Axelle, et les autres. Vincent est le “personnage” de l’avant-dernier épisode. Pourquoi est-il à cet endroit-là du documentaire ?
Pour moi, Vincent est celui qui a vraiment repensé le travail, il a une réflexion très aboutie, sa philosophie l’est également. La seule chose que, d’un point de vue personnel, je trouve difficile, c’est son nomadisme. C’est un choix personnel, je ne le remets pas en question. Mais je me suis rendue compte que je tirais mon modèle vers le sien : nous allons retravailler ensemble avec Étienne [le producteur du documentaire, NDLR], sans mission précise définie à l’avance, mais juste parce qu’on a envie de travailler ensemble.
Aujourd’hui je veux choisir les personnes avec qui je travaille. C’est ça que m’a apporté Vincent. Lui, c’est un ensemble de petites gouttes de chaque petite goutte. Dans son modèle, accepter de travailler avec les gens qu’on aime c’est accepter qu’un projet n’ait pas la finalité qu’on voudrait avoir et c’est accepter leur plus-value et leurs compétences. Pour le documentaire, j’ai procédé de cette manière : j’avais envie de travailler avec Caroline [qui illustre Les petites gouttes, NDLR] et Caroline dessine, donc on a intégré des dessins animés au documentaire.
Mes futurs projets vont être définis par ce que les gens peuvent et veulent apporter sur les projets. Parce que nous avons ce luxe d’être dans des secteurs porteurs, d’être blancs et diplômés, par envie, je peux non pas faire des documentaires, mais plutôt travailler avec des gens que j’aime et qui me font grandir.
Découvrez l’épisode 6 de la série documentaire Les Petites gouttes sur Francetv Slash
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En mars 2017, les salariés de la filiale d’EDF était appelés à se prononcer par référendum sur un accord temps de travail, l’une des premières consultations de ce type permises par la loi El Khomri. Ils avait voté très majoritairement contre le texte.
Remontant le fil des différentes expériences de référendum utilisées par le passé pour délégitimer l'opposition syndicale, Guillaume Gourgues, maître de conférence en sciences politiques à l’Université de Franche-Comté, décrypte la stratégie choisie par le PDG d'Air France, Jean-Marc Janaillac afin de sortir du conflit qui l'oppose à l'intersyndicale de la compagnie depuis onze jours.
Alors que le conflit qui oppose la direction d’Air France à l’intersyndicale, représentant tous les corps de métier de la compagnie, dure maintenant depuis onze jours, son PDG, Jean-Marc Janaillac, a décidé de trancher dans le vif : un référendum en ligne est lancé le 26 avril auprès des 47 000 salariés du groupe pour tenter de sortir du conflit. Une seule question sera posée au personnel naviguant, comme au personnel au sol : « Pour permettre une issue positive au conflit en cours, êtes-vous favorable à l’accord salarial proposé le 16 avril 2018 ? ». Jean-Marc Janaillac joue ici son va-tout : « Si le résultat est négatif, je ne vois pas comment je pourrais rester à la tête d’Air France », a-t-il prévenu la semaine dernière. Si cette consultation en ligne n’a aucune valeur juridique, et ne permet donc pas de trouver une issue au conflit, quelle que soit la réponse à cette consultation, sa valeur symbolique, elle, est considérable. En affirmant vouloir redonner la parole aux « 90% d’employés » non grévistes, et de leur « permettre de prendre part au débat pour l’avenir d’Air France« , la direction de la compagnie tente de contourner l’opposition syndicale, et de décrédibiliser la légitimité de ses revendications. Une stratégie qui a fait ses preuves à maintes reprises par le passé. Chez Air France, déjà, en 1994, mais aussi chez Fiat, en 2011. Pour Guillaume Gourgues, maître de conférence en sciences politiques à l’Université de Franche-Comté et spécialiste de la négociation d’entreprise, la démarche enclenchée par la direction d’Air France s’inscrit ainsi dans un mouvement plus global de remise en cause, par le patronat, de l’exercice de la démocratie sociale au sein de l’entreprise.
Comme n’ont pas manqué de le souligner nombre d’experts, le recours au référendum n’est pas une première chez Air France. Il avait déjà été utilisé en 1994, là aussi pour contourner un blocage syndical…
On l’a oublié, mais le recours au référendum a été très utilisé par le patronat au début des années 1990. Le sociologue du travail François Hénot a étudié cette pratique dans un article paru en 1996. Il y utilise la formule très éloquente de « référendum abdicatif », puisque le but de ces référendums, qui s’inscrivent, rappelons-le, hors du cadre légal, est d’amener les salariés à renoncer à une partie de leurs droits.
Air France brandit une seconde fois l’argument du contexte impérieux qui nécessite, pour son personnel, de renoncer à une partie de ses avantages sociaux.
Au début des années 1990 donc, on avait vraiment les prémices de ce qu’il se passe aujourd’hui. C’est à ce moment-là que commence à s’affirmer la tendance à la flexibilisation du droit du travail. Lorsque Christian Blanc, l’ancien PDG d’Air France, lance un référendum, en 1994, son discours est de dire qu’on traverse une période de crise qui implique que les salariés fassent des concessions ; tout ça alors que le transport aérien enclenche sa libéralisation. Et pour contourner l’opposition syndicale, on a également recours à l’arme du référendum. Là, c’est exactement la même chose : Air France brandit une seconde fois l’argument du contexte impérieux qui nécessite, pour son personnel, de renoncer à une partie de ses avantages sociaux.
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Autre argument également mobilisé par la direction d’Air France : dire que les syndicats de pilote constituent une minorité de blocage : c’est une stratégie classique qui consiste à monter les salariés les uns contre les autres en faisant circuler l’idée que les pilotes sont des enfants gâtés dont les intérêts s’opposent à ceux d’une masse de salariés besogneux et majoritaires… Derrière cette démarche, on défend également l’idée d’une libre expression chez les salariés par le référendum. Mais celle-ci est biaisée d’office parce que d’abord l’exercice du référendum se fait sous la menace : la démission du PDG est mise en balance dans une sorte de chantage affectif assez ahurissante. Les salariés vont voter, un pistolet sur la tempe parce qu’ils sauront très bien que la démission du PDG aura pour conséquence de déstabiliser la boîte toute entière. Tout cela va avec le rejet de la grève comme mode de contestation légitime. En défendant la « libre expression » des salariés, on décrédibilise la légitimité des syndicats et donc de leurs moyens d’action.
Dans vos travaux de recherche, vous détaillez également l’exemple de l’entreprise Fiat, dont le patron, Sergio Marchionne, avait eu recours à cette pratique pour faire valider un accord portant sur une baisse généralisée des rémunérations…
C’est la seule entreprise italienne qui a eu recours à cette technique référendaire. Ce que nous avons pu constater avec Jessica Sainty, c’est que l’entreprise avait utilisé ce biais pour contourner le droit du travail italien. En fait, c’est très représentatif de ces grandes entreprises mondialisées qui ne se projettent plus dans l’économie de leur pays d’origine. Le siège fiscal de Fiat est en Grande-Bretagne, son siège légal aux Pays-Bas. Et c’est ce qui a permis à Sergio Marchionne au moment du rachat de Chrysler par Fiat, d’essayer de contourner le droit social américain et de négocier avec le syndicat majoritaire, l’UAW, pour entériner un statut d’exception pour l’ensemble des salariés.
En 2007 a été mis en place le principe du « two-tier pay structure » chez Chrysler : les nouveaux embauchés (après 2007) démarrent avec un salaire de base deux fois moins important que ceux recrutés avant cette année-là. L’UAW, syndicat de la branche automobile, accepte pour éviter la banqueroute, en échange d’un renflouement par l’État. Arrive 2014 : Fiat rachète Chrysler avec l’aval du gouvernement Obama. Il négocie alors avec l’UAW. Le premier accord, présenté le 15 septembre 2015, permet à la direction de maintenir l’écart de salaire, tout en augmentant graduellement le salaire horaire des ouvriers de niveau 2 (de 19.28 $ l’heure à 25 $ l’heure sur huit ans), et en ne revalorisant celui du niveau 1, qui connaît un gel depuis 2007, qu’à un taux inférieur à celui de l’inflation (3%). Les responsables de l’UAW défendent cet accord en valorisant le système de prime à la signature, et la création d’un fonds d’assurance maladie géré par le syndicat.
Mais lors d’une consultation organisée le 29 septembre 2015, les membres du syndicat rejettent l’accord à hauteur de 65% des suffrages exprimés. C’est l‘UAW qui convoque ce référendum, comme ça se fait dans le cas d’accord de cette ampleur. La forte minorité de salariés de niveau 2 (45% des effectifs globaux de FCA aux États-Unis) se mobilise dans toutes les usines du pays contre cet accord, qu’elle considère comme le maintien du « two tier wages ».
L’UAW réagit, pour ne pas perdre pied dans sa base, et ouvre une nouvelle négociation et annonce le dépôt d’un préavis de grève. Un nouvel accord obtenu à minuit, le 8 octobre, soit la veille du préavis, modifie les principales causes du désaccord des salariés : Fiat Chrysler reste en charge du système de santé, ce qui l’oblige à assumer les coupes budgétaires, le niveau de réalignement des salariés de second niveau atteint désormais le même niveau de salaire que celui des « vétérans ».
Le nouvel accord et est alors largement ratifié : 77% de oui lors d’un nouveau vote organisé le 21 octobre. Toutefois, l’accord introduit des dispositions largement soutenues par la direction : l’alignement du niveau 2 est prévu sur sept ans, alors que l’accord signé est établi sur quatre ans ; une échelle de salaire séparée est mise en place pour les nouveaux salariés du groupe évoluant à temps partiel chez le fournisseur Mopar et ceux des chaînes d’essieu ; le travail intérimaire n’est plus limité au remplacement des absences, permettant l’embauche de travailleurs « temporaires permanents »
Quels enseignements tirez-vous de cet exemple ?
On est typiquement face à une entreprise qui est en train de s’affirmer en tant que multinationale et de créer un droit du travail d’exception en entérinant des statuts d’exception partout où elle s’installe. Tout cela avec l’argument imparable de la crise économique de 2008 qui a justifié des atteintes graves au droit du travail sous prétexte qu’il constituait un frein à la croissance. Sauf que dans le cas de Fiat, des dispositions qui avaient été conçues comme provisoires et d’exception sont rentrées dans le droit commun.
C’est pourquoi je n’ai pas du tout été surpris quand le référendum d’entreprise est apparu dans la loi El Khomri. Pour moi, cela procède de la même logique.
On est typiquement face à une entreprise qui est en train de s’affirmer en tant que multinationale et de créer un droit du travail d’exception en entérinant des statuts d’exception partout où elle s’installe.
La loi El Khomri a fait entrer dans le droit l’idée que le rôle des syndicats devait être modifié ; qu’ils devaient être désormais des relais des directions d’entreprise davantage que les porteurs des intérêts du personnel. Du coup, on a débridé une partie du patronat : on entre dans une séquence où on hésite plus à caricaturer l’attitude des syndicats en essayant de recourir à une espèce de bon sens apparent. Le bon sens, dans le cas de la direction d’Air France, c’est de rappeler le contexte spécifique de concurrence dans le secteur aérien ; de brandir ce contexte comme une sorte d’argument d’autorité suprême.
L’autre argument invoqué est de dire qu’une minorité de salariés privilégiés au sein de l’entreprise s’arroge le droit de représentation de tous les autres et que du coup l’immense masse des employés de la compagnie serait privée d’expression. Avec ce référendum, il s’agirait de leur redonner une parole confisquée par des groupuscules syndicaux. Tous ces éléments de discours ne datent pas d’hier.
Il est assez intéressant de constater que l’argument du contexte économique [la concurrence croissante dans le secteur aérien, NDRL] avait déjà été convoqué par la direction d’Air France en 1994. A l’époque, il servait déjà à justifier le recours au référendum.
Ce principe d’opposition entre une majorité conciliante et une minorité vindicative, c’est exactement la philosophie au cœur des référendums d’entreprise prévus par la loi El Khomri, qui donne désormais la possibilité aux syndicats minoritaires de déclencher un référendum s’ils estiment que les revendications des syndicats majoritaires sont en décalage avec les intérêts des salariés. Derrière, on a cette vieille rengaine des« méchants syndicalistes » qui ne représentent qu’eux-mêmes. Sauf qu’il n’y a eu qu’un seul référendum d’entreprise depuis le déclenchement de la loi, c’était à la RTE, il était initié par la CFDT, qui a récolté d’un « Non » à 70%… Ce qui montre que bien souvent les syndicats majoritaires reflètent quand même l’opinion des salariés.
C’est aussi la parfaite expression du schéma classique néo-libéral de l’inversion de la hiérarchie des normes, qui était au coeur de la loi El Khomri et des ordonnances travail. L’idée c’est que les directions d’entreprise vont pouvoir modeler les conditions de travail et les conditions de rémunération en fonction des urgences et des lignes stratégiques qu’elles défendent et qu’elles déterminent unilatéralement. On est là dans une espèce d’urgence économique permanente qui laisse imaginer que le droit du travail est un frein qui empêcherait forcément d’avancer. L’idée même d’un statut du travail n’a plus de sens dans cette optique, il faudrait modeler sans cesse les contrats en fonction d’impératifs économiques.
C’est aussi la parfaite expression du schéma classique néo-libéral de l’inversion de la hiérarchie des normes, qui était au coeur de la loi El Khomri et des ordonnances travail.
Pensez-vous qu’une vraie menace plane sur la démocratie sociale ?
Je crois que la séquence de communication autour de la réforme de la SNCF l’a très bien montré. Qu’entend-t-on par « concertation » ? On reçoit les partenaires sociaux, on écoute leur point de vue, et ensuite on considère que pour conduire la réforme il n’y a plus aucune raison de les consulter. Avec le référendum imposé par le PDG d’Air France, on est dans la même logique : on met en place des procédures de concertation [qui d’ailleurs ne sont pas sans rappeler le concept des audiences royales, NDRL] mais tout ce qui relève de la démocratie sociale est présenté comme un reliquat du vieux monde qui n’aurait vocation qu’à obstruer le retour de la croissance. Dans tout ça, on retrouve une vision frappée d’une rhétorique d’autorité, celle des « sachants » : eux connaissent la situation de l’économie et savent ce qui est faisable. La démocratie s’affaiblit, parce que du coup on ne peut plus débattre. C’est pour ça que la comparaison entre Macron et Margaret Thatcher est légitime, il y a vraiment ce côté « there is no alternative » : il n’y a pas de choix possible, de contradiction possible, mais une réalité économique qui s’impose à nous, qui a été totalement naturalisée.
J’ai l’impression qu’ils ont le « bon sens » de leur côté. On évoque le viol de l’État de droit pour une chemise arrachée, mais lorsque le PDG d’Air France lance un référendum d’entreprise extra-légal, qui ne s’appuie sur aucun socle juridique, en assumant le fait que c’est pour contourner les partenaires sociaux, il n’y a aucun souci. Par contre, on va trouver partout de longs articles s’interrogeant sur la légitimité de la grève…
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Après Amandine, Luc, Axelle et Grégor, la série documentaire dont nous sommes partenaires, Les Petites gouttes, nous embarque à la rencontre d’Adèle, hier écrivaine et éditrice, aujourd’hui cheffe de projet à mi-temps dans la fonction publique. Pauline Antipot, la réalisatrice, raconte comment et pourquoi, un jour, Adèle a quitté sa vie de freelance pour retrouver un travail salarié.
Adèle semble avoir fait le chemin inverse des précédentes Petites gouttes. Elle apparaît sûre de son choix, non ?
Quand je l’ai rencontrée, ce qui m’a marquée, c’est sa sérénité : elle était sûre de ses choix, et elle savait où elle allait. De toutes les Petites gouttes rencontrées, c’était la plus posée. Elle sait pourquoi elle est là. Avant, Adèle était auto-entrepreneure et associée avec des amis dans une maison d’édition. Avec son compagnon, ils attendaient leur premier enfant. Elle a dû prendre une décision et se mettre à mi-temps. Mais dire “j’arrête à temps plein” n’était pas évident.
Pourquoi ce n’est pas évident ?
Elle a vécu le fait de ne pas aller jusqu’au bout de son projet d’édition comme un abandon. Elle faisait partie des mille premiers autoentrepreneurs lors de la mise en place du statut. Quand elle est sortie de ses études, elle ne voulait pas choisir entre édition et écriture et avait le sentiment que le statut de salarié ne lui laisserait pas ce choix-là. Elle a donc voulu tester celui d’auto-entrepreneur. Elle a fait ça dix ans, a testé le modèle et a pris du recul par rapport à ce qu’il promettait, aussi.
Et aujourd’hui, quel recul a-t-elle par rapport à son expérience en tant qu’auto-entrepreneur ?
Quand elle a découvert le salariat dans la fonction publique, elle a aussi découvert l’absence d’objectif de rentabilité, contrairement aux salariés du privé qui y sont constamment soumis. Aujourd’hui, sa fonction est de lutter contre l’illettrisme, ça n’a pas besoin d’être rentable. Quand elle était auto-entrepreneure, toutes les relations qu’elle avait aux autres étaient des relations marchandes, celles qu’entretiennent des clients avec leurs prestataires.
Dans le salariat, elle a découvert la bienveillance. Ses collègues la félicitent pour son travail, parce qu’il fait avancer la chose publique. Dans une relation de prestation, ça va de soi de bien travailler, parce que tu es payée pour ça. Mais cette bienveillance autour d’elle, c’est aussi dû à l’équipe à laquelle elle appartient. Ce n’est pas toujours aussi sain dans la fonction publique. En tout cas, elle n’a plus ce devoir de performance.
Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides
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Pourquoi a-t-elle quitté son précédent travail ?
Elle voulait trouver une stabilité : non seulement elle travaillait tout le temps, mais en plus elle ne gagnait pas assez pour subvenir aux besoins de sa famille. Ça a été un choc pour elle de découvrir cette précarité. Et puis, elle s’est aussi rendue compte qu’elle n’arrivait pas à profiter de sa famille le week-end parce qu’elle travaillait. Et d’un autre côté, elle ne travaillait pas correctement parce que sa famille était à ses côtés. Résultat, elle n’était épanouie dans aucune de ses vies, l’équilibre n’y était plus, sur aucun tableau.
Dans son parcours aussi, elle a vécu une période difficile : un client lui devait près de 15 000 euros et refusait de la payer. Elle a entamé une procédure et a obtenu gain de cause au bout de deux ans. Seulement, un client qui ne paye pas ces 15 000 euros, sur une année, c’est la moitié d’un chiffre d’affaires. Elle s’est sentie vulnérable. Indépendant, ça signifie avoir les reins moins solides: tout peut prendre des proportions énormes.
Son compagnon, enseignant, lui expliquait qu’il pouvait assumer la charge financière de la famille tout seul, mais elle voulait assumer aussi, payer le crédit et les impôts à la même hauteur que lui. Il y a une question de fierté et d’émancipation en tant que femme [à travers le travail, NDLR]. Mais quand elle est tombée enceinte, en tant qu’auto-entrepreneure, ça a mis un frein à sa carrière. Enceinte, elle n’a pas pu entretenir son réseau, même si elle a continué à travailler. Et quand le bébé est arrivé, elle pensait pouvoir tout gérer et continuer comme avant, elle programmait même des appels avec des clients pendant la sieste de son fils. Seulement, quand il se réveillait, il est arrivé qu’elle lui en veuille. Parce qu’elle n’avait pas eu le temps de terminer sa réunion téléphonique.
Donc il y avait l’aspect financier qui compliquait déjà les choses, mais à partir du moment où elle en a voulu à son fils d’exister, ça ne pouvait plus fonctionner.
Avant, Adèle était auto-entrepreneure et associée avec des amis dans une maison d’édition (Illustration Pauline Antipot)
Maman et entrepreneure, c’était quelque chose de compliqué ?
C’était presque impossible : il n’y a pas de congés maternité, pas de congés tout court, en fait, pas de chômage. Et si la facturation permet de faire rentrer davantage d’argent [que pour des salariés, NDLR], à plus long terme, être freelance est à la fois moins stable et moins bénéfique. Avec une visibilité à deux ou trois mois, elle ne pouvait rien anticiper, ni faire de projet à long terme.
Elle ne regrette pas son activité d’indépendante à temps plein ?
À aucun moment ! D’autant qu’elle avait perdu confiance. Quand elle a trouvé son poste de salariée, elle était trop diplômée pour la mission. Elle s’y est adaptée et est devenue efficace, à tel point qu’aujourd’hui, c’est elle qui crée les évolutions de son poste. Ça fait sens pour elle parce que quand elle a choisi de changer de statut, il s’agissait de pouvoir bénéficier de rentrées d’argent régulières, mais aussi d’avoir d’une sécurité psychologique : j’ai une mission à effectuer et je la maîtrise. Quand tu décides d’abandonner un projet dans lequel tu t’es donné à fond, tu en arrives à douter, à te demander ce qui a fait que ça n’a pas fonctionné. Heureusement, elle était bien entourée, par sa famille, par son compagnon. Mais il lui a fallu un temps de reconstruction, qu’elle a trouvé dans son poste dans la fonction publique : ses missions étaient simples, et elle a pu se dire qu’elle n’était pas bonne à rien. Et ce indépendamment de tout le travail qu’elle avait déjà abattu, des livres qu’elle avait écrit et de son affaire qui fonctionnait plutôt bien.
A-t-elle senti une différence entre son indépendance et le fait de travailler en entreprise ?
Même si elle n’avait pas une organisation du travail telle qu’on peut la trouver en entreprise, elle avait des clients, et ils sont parfois très exigeants. Avant, elle travaillait à 3000% sans voir où était le problème. Elle n’avait ni collègue ni supérieur hiérarchique, mais elle assumait seule les clients. Ce qu’elle découvre aujourd’hui dans le salariat, c’est que faire une pause avec ses collègues rend beaucoup plus efficace quand on reprend le travail.
Elle se trouve plus sereine sur tous les tableaux, notamment parce qu’elle ne fait aucune de ses missions à temps plein. Un certain nombre de détails du quotidien énerve ses collègues parce qu’elles y sont toute la semaine. Elle est moins énervée, moins tendue, grâce à sa soupape de sécurité.
À quel moment a-t-elle senti qu’il fallait qu’elle arrête ?
Un été, l’activité était ralentie, ce qui est souvent le cas pour les indépendants au mois d’août. L’année qui venait de s’écouler avait été particulièrement difficile d’un point de vue financier. Avec son compagnon, ils sont partis en vacance et elle a pu faire une coupure, celle qui permet de prendre du recul et de sortir la tête de l’eau. Son environnement a été un garde-fou. Quand elle a fait ce choix-là, elle était déterminée. Pour elle, il fallait juste accepter de bifurquer.
Adèle s’est enfin posée ?
Oui, elle a fait le choix de sécuriser son avenir. Ce choix de la sécurité s’explique par les dix années très précaires qu’elle a connues. D’autres Petites gouttes sont allées chercher autre chose, souvent à l’opposé de tout ce qu’ils avaient déjà connu dans le monde du travail.Amandine [qui est à présent céramiste, NDLR] s’est tournée vers l’auto-entreprise, Adèle fait l’inverse. Dans une conférence, Norbert Merjagnan évoque cette société du travaillisme, et la valeur que les individus attachent désormais au travail. Il évoque cette obligation d’épanouissement dans le travail qui marque nos société, tout le temps. Et tant qu’on ne déconstruira pas ces croyances là, on ne pourra sortir de cette société qui place le travail au centre de tout. Quand elle était auto-entrepreneure, Adèle obéissait à ce schéma-là. Mais quand elle a eu son fils, elle a eu d’autres projets.
Aujourd’hui, elle travaille dans la fonction publique où elle lutte contre l’illettrisme (Illustration Pauline Antipot)
C’est le point commun de toutes ces Petites gouttes, d’avoir pris conscience du poids du travail ?
Je ne suis pas certaine qu’ils en soient tous sortis, ni que ce soit un problème pour tous. Par exemple, Axelle, avec son association de protection des fonds marins, elle travaille énormément et pour l’instant, cette situation lui convient. Même si elle ressent le besoin de vacances… Adèle a mené une réflexion sur la manière dont elle pouvait équilibrer le temps passé sur son travail Aujourd’hui, elle prend le temps de promener son chien et d’aller chercher son fils à la garderie. Elle a retrouvé du temps, mais du temps serein, un temps où elle ne culpabilise plus de ne pas travailler.
Il est plus facile de prendre de la distance lorsqu’on est salarié
Trouver ce temps, ce n’est pas plus simple à faire en tant qu’indépendant ?
Si j’en juge par mon expérience, je trouve que c’est plus difficile. Quand j’étais salariée, je parvenais à dire à mes supérieurs que j’avais trop de travail et que je manquais de temps. Mais c’était plus facile d’avoir cette distance-là pour moi, après dix ans d’expérience. Plus jeune, je n’en avais pas conscience. Malgré tout, c’est plus facile de prendre de la distance en étant salarié.
Et c’est une illusion de la start-up nation que de dire qu’être à son compte permet de choisir son rythme. Ce n’est pas vrai car en réalité, tu travailles beaucoup plus, tu es beaucoup plus précaire et tu ne sais pas de quoi demain sera fait. La visibilité peut être de deux mois !Et puis c’est pas toujours évident de rester raisonnable, de refuser de travailler sur des projets, surtout quand ils sont intéressants.
Est-ce que cette suractivité ne s’explique pas aussi par la passion d’Adèle pour son métier d’éditrice ?
On le définit comme étant une passion, mais une fois de plus, nous sommes dans une société du travaillisme. De mon côté, je suis intoxiquée, ou plutôt dans une phase de désintoxication, j’aimerais réussir à travailler moins, mais je n’y arrive pas. Je ne pense pas arrêter complètement de travailler, parce que j’aime ça, mais il faut rester vigilant et ne pas s’y perdre. Aujourd’hui, par exemple je suis dans une phase d’intermittence. Mais il faut quand même rester disponible : refuser une fois, puis deux ou trois, cela entraîne le risque de ne plus être appelée. Et refuser une mission parce que je veux aller prendre des cours de piano, par exemple, c’est impossible parce que mal vu. Déclarer vouloir travailler aux 4/5è, ce n’est pas audible non plus. Même si de plus en plus de gens aspirent à ça ! Et pas forcément pour travailler sur un autre projet, mais pour travailler moins. Le temps ne sert pas qu’à travailler mais aussi à faire autre chose !
Les Tribunaux d’instance ont été les plus violemment touchés par la réforme de la carte judiciaire de 2007. On comptait 478 TI en 2007, et, entre cette année-là et 2017, 178 ont été supprimés. Qu’on se rassure, la carte en compte 7 petits nouveaux depuis!
Moins médiatisés que leurs illustres collègues, les juges d'instance n'en sont pas moins essentiels à l'exercice de la justice au quotidien. Contre une vision de la justice hors-sol, désincarnée, ils défendent coûte que coûte une vision de celle-ci plus proche des hommes et des territoires. Mais le ministère de la Justice en a décidé autrement. Depuis 1958, date de suppression des juges de paix, la mode est plutôt à la concentration des moyens et à la suppression des tribunaux. Au risque de dénaturer leur mission de proximité ?
Difficile de trouver des juges témoignant à visage découvert. Dans la magistrature, le devoir de réserve n’est pas une vaine expression. Tout comme la fidélité à sa hiérarchie. Cette culture du secret n’a été rompue qu’à de rares exceptions. Pourtant, la semaine dernière, 250 juges d’instance regroupés en un collectif ont décidé d’adresser une lettre ouverte au Premier ministre, Édouard Philippe, et à la ministre de la Justice, Nicole Belloubet. Paru dans Libération, le texte s’alarme de « la fermeture des tribunaux d’instance », perçue par les magistrats comme l’ultime manifestation de la logique de concentration des lieux de justice à l’oeuvre depuis cinquante ans.
Leur inquiétude semble partagée par l’ensemble de la profession judiciaire, dont une partie a décidé de faire grève mercredi dernier pour dénoncer le projet de réforme de la justice, présenté cette semaine en conseil des ministres. Tribune dans un quotidien national, manifestations, grève et slogans relayés sur les réseaux sociaux… Autant de moyens destinés à attirer l’attention des médias sur la justice d’instance, souvent négligée au profit d’affaires judiciaires plus flamboyantes. « La justice d’instance, c’est un peu moins sexy que la cour d’Assises », m’explique un juge ayant souhaité rester anonyme. « Nous ne traitons ‘que’ des petites choses du quotidien, mais je pense que ces petites choses sont tout aussi importantes pour la paix sociale. »
Depuis 1958, l’invisible justice d’instance
Conflits de voisinage, dettes impayées, livraisons non conformes, litiges entre propriétaires et locataires… Les tribunaux d’instance, répartis sur l’ensemble du territoire, traitent depuis 1958 des petits litiges dont la valeur n’excède pas 10 000 euros. « Pour être cash, ‘on a les mains dedans’, tout le temps,» commente le juge, qui a signé la tribune parue dans Libération. « Les gens viennent comme ils sont, ils viennent avec leurs petits tracas, leurs petits soucis. C’est ça la vraie vie et nous, on traite tous leurs problèmes avec la même importance. Il n’y a pas de petit contentieux. »
Mais cela explique aussi que cette juridiction n’ait jamais été reconnue à sa juste valeur. « Il y a un côté juge des petits = petit juge, dans la manière dont on nous considère. Pourtant, nous sommes des vecteurs de paix sociale. Une poule qui importune le voisin, oui, ça peut faire sourire. Mais quand c’est tous les jours, ça énerve, et si le juge n’intervient pas, ça peut mal finir. » Autre particularité de la justice d’instance : sa facilité d’accès. La présence d’un avocat n’est pas obligatoire, à la différence des tribunaux de grande instance (TGI). Un autre moyen de rendre la justice accessible, même aux plus démunis. « J’ai exercé dans un département où il n’y avait qu’un seul tribunal d’instance », raconte-t-il. « Une personne était en situation de surendettement, elle n’avait plus de voiture, ni les moyens de payer le train. Elle est venue en stop pour le règlement de son litige : ça, c’est de la réalité concrète. »
Autre point fort : les délais de traitement des affaires relativement courts au regard de la moyenne, et les jugements, rarement contestés. « Le juge d’instance recherche toujours la conciliation entre les partis », explique-t-il. « On fait ça à longueur d’audience : on essaye de rendre la justice sur une base pacifiée et apaisée. Et s’il y a très peu d’appels, c’est aussi parce que les décisions ne sont pas rendues hors-sol, donc les gens les acceptent. »
C’est précisément cette logique de proximité et d’échange qui, selon lui, serait aujourd’hui menacée. Car si le projet de loi de Nicole Belloubet n’acte pas la suppression officielle des 306 tribunaux d’instance aujourd’hui présents sur le territoire, il prévoit de les transformer en chambres détachées des TGI, lesquels orchestreront la distribution des contentieux. Le risque ? Que chaque chambre détachée s’oriente vers un type de contentieux selon la politique juridictionnelle fixée par les TGI. Au risque de renvoyer le justiciable à d’autres tribunaux lorsque son affaire ne coche pas la bonne case. Et de rallonger les délais de traitement de chaque affaire, et la distance à parcourir pour régler son litige. À terme, certains magistrats craignent également que les tribunaux se voyant attribuer le moins d’affaires soient fermés.
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Jacques Commaille est docteur en sociologie et professeur émérite des Universités à l’École Normale Supérieure de Cachan. Il l’affirme : cette spécialisation à marche forcée ne date pas d’hier. Elle prolonge la logique de concentration des tribunaux qui ordonne les différentes réformes de la justice de proximité depuis la suppression des juges de paix, en 1958. Présents dans chaque ville française depuis la Révolution française pour régler les litiges mineurs, ils avaient été supprimés pour être remplacés par les juges d’instance. La justice du quotidien avait alors basculé de l’échelon de la ville à celui du département. La première étape d’un démantèlement progressif qui avait atteint son acmé en 2007, avec la suppression d’une juridiction d’instance sur quatre par la ministre de la Justice Rachida Dati. « En matière de réforme judiciaire, historiquement, la tendance lourde a toujours été à la concentration et à la réduction du nombre de tribunaux », souligne le sociologue.
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Une réforme plus inquiétante que la réforme Dati
Pour Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des Bâtonniers de Paris, la réforme annoncée par Nicole Belloubet procède d’une logique plus inquiétante encore que le constat établi par Jacques Commaille. « La différence avec la réforme Dati, c’est qu’à l’époque, l’attaque était frontale et absolument violente : la fermeture des tribunaux avait été conduite sans étude d’impact, avec une volonté autoritaire de fermer des juridictions, parce qu’on avait décidé qu’elles n’étaient pas utiles. On a la même problématique actuellement, l’objectif comptable et la logique utilitaire dominent. Mais la méthode est différente : on n’attaque pas frontalement le système judiciaire, mais par une mécanique plus complexe, sinon plus insidieuse, on aboutit au même résultat à court ou moyen terme, rendre plus compliqué l’accès au juge. »
On aboutit au même résultat à court ou moyen terme : rendre plus compliqué l’accès au juge
Un avis que partage le juge d’instance signataire de la tribune parue dans Libération : « cette fois, nous sommes encore dans un autre paradigme : en 2007 on est passé par l’éloignement géographique, là on institutionnalise la fin de la justice d’instance en supprimant non plus le lieu de justice (et encore), mais la fonction de juge d’instance. La proximité perd son juge ‘naturel’. Les tribunaux ne seront pas supprimés, ils vont changer de nature. Cette réforme est dans la remise en cause de l’existence même de la justice du quotidien. » Bien loin, donc, de l’objectif affiché par la ministre Nicole Belloubet de rendre la justice plus proche du justiciable. « Sous prétexte de dire que tout est trop cher et trop compliqué, on va multiplier les obstacles à la saisine du juge », commente le juge d’instance.
En effet, le projet de loi prévoit également le renforcement du recours à la médiation en ligne, en particulier pour les petits litiges. « C’est encore un nouveau moyen trouvé par le ministère pour contourner la justice », commente Jérôme Gavaudan. « On ne pourra saisir le juge que si on fait une tentative de médiation préalable. On va confier la possibilité de régler un différend à des plateformes de médiation détenues par des sociétés commerciales, qui feront désormais payer un service au justiciable. »
« Au-delà de la remise en cause de la gratuité de la justice d’instance, la question qui est posée ici est fondamentale pour l’avenir de la justice : est-ce qu’un citoyen doit être proche d’un juge ? Est-ce qu’on a une conception utilitariste et comptable de l’autorité judiciaire ou est-ce qu’on décide d’avoir une conception plus haute de l’office du juge ? », complète le Président de la Conférence des bâtonniers.
Pour Jacques Commaille, ces interrogations sont emblématiques du conflit qui oppose, depuis près d’un siècle, le personnel de justice au ministère des Finances. « Depuis 1930 environ s’affrontent deux visions du rôle de la justice absolument irréconciliables : une vision an-économique, a-financière, celle des magistrats, convaincus de la nécessité que la justice soit présente partout, et celle du ministère des Finances dont le rôle est de rationaliser les coûts. Les professionnels de la justice ont une vision très haute de ce qu’est leur rôle et leur statut au sein de la société. Certains magistrats font même l’éloge de la lenteur nécessaire à son exercice, quand le ministère de la Justice brandit des objectifs d’efficacité, de réduction des coûts… Le malentendu est total. Ajoutez à cela le refus des élus de voir fermer des tribunaux, et vous comprenez pourquoi la justice est très difficile à réformer en France. »
Le tribunal, un enjeu d’identité pour les territoires
Car au-delà de son effectivité réelle, la justice de proximité revêt également une importance symbolique majeure dans les territoires. Une importance qui n’a cessé de croître à mesure que la crainte de voir les campagnes se dépeupler, elle, grandissait. Au point que certains professionnels de la justice n’hésitent plus à évoquer l’apparition de « déserts judiciaires », en écho à la désertification médicale de certaines zones, dont celles rurales. « La question du tribunal dans un espace met en jeu des éléments très symboliques de l’identité des territoires », commente le sociologue Jacques Commaille. « Les tribunaux d’instance sont devenus le signal de la vitalité d’une ville. Ce qui m’avait beaucoup frappé lors de la suppression des juges de paix, en 1958, c’étaient les réactions absolument incroyables des élus des villes qui souhaitent préserver leur tribunal. En 58 comme aujourd’hui, on invoque l’histoire des lieux, on convoque celle des habitants…Cela dépasse très largement la seule logique corporatiste. »
De celle-ci, il est forcément un peu question aussi, même si les intérêts des avocats et des magistrats ne se rejoignent pas toujours. « C’est très frappant de voir que cette réforme mobilise davantage les avocats que les magistrats », commente Jacques Commaille. « Les avocats sont naturellement favorables à une plus grande dispersion des lieux de justice. Les magistrats, eux, peuvent pencher pour une plus grande concentration des tribunaux, car elle permet une gestion des carrières plus efficace. Mais cette fois, certains magistrats sont du côté des avocats, non seulement par souci de préserver l’accès à la justice pour tous, mais aussi parce qu’ils craignent vraiment que cet effort de rationalisation leur porte préjudice. »
Mais il faut croire aussi ces quelques juges dévoués jusqu’au bout à une certaine conception de leur fonction. D’une justice proche des « petites choses » qui touchent les « petites gens ». Loin, très loin du modernisme clinquant du nouveau Palais de justice de Paris.
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